Le dernier roman d’Adlène Meddi rappelle par son sujet La Guerre est une ruse, roman de Frédéric Paulin chroniqué précédemment ici, mais il s’en distingue beaucoup ne serait-ce que par le fait que l’auteur est un journaliste algérien et donc ce texte est écrit du point de vue algérien, ce qui change tout.
Le lecteur est vite plongé dans le malaise, avec l’impression dérangeante (mais pas désagréable) que ça va mal se passer. Nous sommes en 2004, à l’enterrement d’un général, un des hauts responsables de la répression contre les islamistes au cours des années 1990, un de ces hommes hors du commun, véritables seigneurs de guerre, auxquels l’Etat militarisé a donné carte blanche pour éradiquer la menace islamiste. Et quand la menace est chevillée au corps de l’Algérie, l’éradication est forcément douloureuse. Ce général est enterré dans le carré des martyrs et son fils Amin, un jeune homme fragile, est à la fois libéré du poids de ce père omniprésent et terrorisé par les souvenirs qui lui reviennent, par le fait qu’il se retrouve sans protection. D’ailleurs, l’impressionnant général Aybak, chef de la direction de la sécurité de l’État et rival de son père, s’approche de lui et vient lui témoigner son soutien, ce qui ajoute à son inquiétude.
C’est un roman sur le non-dit, le silence dans les familles, l’omerta sur ce qui s’est passé avant, la difficulté de devenir un adulte quand on ne sait rien de ce que font les pères, de ce qu’ils ont fait. Des pères hiératiques et surpuissants, qui livrent un combat à mort contre la pieuvre islamiste, qui se cachent des choses, toujours dans la course à celui qui aura les meilleurs résultats. Ce n’est pas tant que les personnages mentent, c’est surtout qu’ils ne disent rien, ce qui ne les empêche évidemment pas d’agir et brutalement.
Amin se souvient, dix ans après avoir tout enfoui, et c’est le souvenir de ce qu’il a fait, de ce gâchis qui l’a traumatisé et qui a bouleversé sa vie de jeune homme, qui le fait basculer dans la folie.
Adlène Meddi est lui-même un praticien du silence, et dans ce livre très écrit, très poétique, très bavard pourrait-on dire, où on plonge dans le ressenti des personnages, leurs tourments, leurs angoisses, la rétention d’informations est forte. Le lecteur a du mal à savoir ce qui s’est passé, il s’impatiente de comprendre, surtout quand il a fait l’effort de ne pas lire la quatrième de couverture, assez explicite (trop).
Il faut attendre plus de 100 pages pour que l’histoire se déroule et qu’on quitte une ambiance planante, très agréable certes, où des souvenirs confus se bousculent mais où il est difficile de reconstituer la trame des événements. Amin a du mal à parler, à se souvenir mais son ami Sidali, son complice exilé en France, n’a pas oublié : c’est lui le porteur de l’histoire qui se raconte enfin.
On s’aperçoit que le silence des jeunes est bien sûr le pendant du silence des pères, que derrière cela il y a de lourds contentieux qui datent de la guerre de Libération, on remonte même à l’époque de la Résistance à Marseille, aux troupes coloniales qui se sont battues à Montecassino contre la Wehrmacht. Toute cette épaisseur historique est portée par des taiseux, des hommes sombres qui agissent, qui ont des principes et qui ne s’épanchent pas.
Un événement a tout fait basculer en 1994, c’est l’assassinat par des islamistes du cousin de Sidali, un jeune gendarme, beau, sympa, prometteur. À partir de là, tout s’enchaîne pour les quatre jeunes gens au cœur de cette histoire. Comme pour leurs pères, la haine les contamine et les expulse hors de la sphère insouciante de l’âge lycéen. La tension de ces années est décrite de manière sensible, prégnante, vécue, on y découvre la sauvagerie des attentats, la brusquerie des rapports de force, la violence de la police et des militaires qui arrêtent n’importe qui, au hasard, qui bouclent des quartiers et entassent des raflés dans des cellules minuscules, car les terroristes sont au milieu de la population, en partie soutenus par elle, et la police ne fait pas le tri. Cette présence intime des terros, des tangos selon le jargon de l’époque, intime parce que ce sont des anciens potes de lycée, c’est le frère de la copine, c’est le gars de l’appartement du dessus, est une belle évocation de ce roman, même si on ne comprend pas en revanche pourquoi ça se passe comme ça, qu’est-ce qui a fait que ça a dégénéré. Les jeunes accusent l’État, sa police, les hommes au pouvoir, d’avoir créé tout ça, mais on n’en sait pas plus.
Pour terminer sur les hommes au sommet du pouvoir, la façon dont l’auteur nous les présente est assez incroyable : ils sont sur un grand yacht dans la baie d’Alger, vieux et malades, ils y sont pour des raisons de sécurité, de paranoïa sans doute, et de là ils commandent les chiens de guerre qui font du contre-terrorisme, ils ordonnent des expéditions punitives, lisent des rapports tout en admirant la ville d’Alger qui descend vers la baie. Je ne sais pas si c’est véridique, mais c’est un passage très réussi, très John Le Carré, de ce roman.
Donc un roman étonnant, intéressant, avec une belle écriture sur un sujet difficile, avec un point de vue assez rare, et donc à lire pour toutes ces raisons.
François Muratet
1994, Adlène Meddi, Éditions Rivages/noir, 2018
Photo © Pere Farré
À noter : Sylvain Cavaillès, traducteur et éditeur de Rire noir de Murat Özyaşar, chroniqué précédemment ici, nous fait part de la venue de cet auteur kurde à Paris. Une rencontre est organisée le samedi 25 janvier à la librairie Libralire (116 rue St Maur, 75011 Paris), vers 19h30, dans le 11e.