Portrait de la jeune fille en feu est un de ces films comme il en arrive peu dans un paysage cinématographique souvent convenu, un moment de grâce. Chaque séquence est une oeuvre en soi, un tableau du dix-huitième siècle avec ses clairs-obscurs et ses paysages. La mise en scène est impeccable, la photographie impressionnante, le jeu des actrices, tout en délicatesse et en passion retenue, est tiré au cordeau.
C’est l’histoire d’un grand amour, un amour impossible, hors convention, dans une société où les femmes ne choisissent pas. Héloïse, jeune aristocrate sortie du couvent – où elle vivait, dit-elle, la douceur d’une égalité enfin possible – , pour être aussitôt promise, par le jeu des alliances, à un inconnu italien qui va vérifier sa qualité sur pièce lorsqu’il recevra son portrait, rencontre Marianne, la peintre chargée d’exécuter ce funeste tableau dont elle ne veut pas. Héloïse, interprétée par une impressionnante Adèle Haenel, refusant de poser, l’artiste lui est présentée comme une dame de compagnie. Chargée de la peindre de mémoire quand elle se retrouve seule, Marianne, admirablement servie par le jeu contenu de Noémie Merlant, l’observe et la suit lorsqu’elle va se promener sur la plage. Tandis qu’Héloïse regarde la mer, nous regardons Marianne. Et ce qu’elle voit ; Héloïse et la tentation vibrant dans tout son corps tendu vers le grand large.
La tentation de quoi ? De se noyer, de mourir comme sa sœur suicidée pour échapper à ce même mariage, de s’anéantir, ne plus faire qu’un avec les vagues ? De retourner à l’élément premier ? Nager jusqu’à une autre rive ? Un lieu où enfin autre chose serait possible, sans robe empesée, sans corset ? Une vie où on ne se promènerait pas dans le vent avec de tels décolletés, peut-être ? On a froid pour elle, en la voyant marcher ainsi, poitrine à l’air, à peine couverte, comme on a froid aujourd’hui aussi quand on voit des femmes décolletées à côté d’hommes en col roulé. Mais comment ne le sentent-elles pas ? On se demande. Elles ne vont pas attraper une pneumonie comme ça ? Gorge ou reins exposés ?
Entre les deux femmes va se nouer une relation ardente ; mais seulement lorsque Marianne aura avoué à Héloïse la raison de sa présence. Et c’est là l’un des morceaux de bravoure de ce film. L’amour ne peut surgir que quand tombent hypocrisie, convenances et castes, la muse n’est pas passive et la peintre ne tient pas les rênes. Pas de schéma dominant-dominé mais une relation d’égale à égale et un premier baiser d’anthologie digne de figurer au panthéon du cinéma.
Céline Sciamma est à la hauteur de nos attentes. Elle qui s’est toujours attachée à nous donner à voir, avec la justesse de son regard, la société contemporaine – on n’oubliera ni son Bande de filles, ni Tom Boy, non plus que Naissance des pieuvres, sans parler du scénario de l’excellent film d’animation Ma vie de courgette – , nous plonge dans un portrait du dix-huitième aussi rigoureux que sensuel. Loin de tout cliché, elle nous étonne une fois de plus par la finesse de son approche.
Que sont devenues les femmes peintres qui se sont succédées au cours des siècles, qu’en est-il de leurs œuvres, quelles étaient leurs conditions de vie? On apprend ainsi que les femmes ne pouvaient pas avoir accès aux commandes officielles, non seulement parce qu’elles n’étaient ni prises au sérieux, ni considérées comme des peintres à part entière, mais aussi parce qu’il leur était interdit d’apprendre à représenter le corps masculin nu alors que toute la peinture et la sculpture académique privilégiait ce sujet. Hors homme dénudé, pas de représentation du Christ, par exemple, ni de scènes mythologiques.
Portrait de la jeune fille en feu marquera l’histoire du cinéma et le César que ni Sciamma, ni Haenel n’ont obtenu pour ce film en 2020 nous en rappelle un autre, autrement plus précieux et léger que ceux de l’académie. Celui que Jeanne Moreau avait reçu en 2008 pour l’ensemble de sa carrière, et qu’elle avait remis aussitôt, avec le goût sûr qui était le sien, à la jeune Céline Sciamma et son équipe (dont déjà Adèle Haenel) qui présentaient Naissance des pieuvres, dans un passage de témoin au panache exemplaire.
Adèle O’Longh