Le titre laissait déjà présager le malaise. Derrière le projet carnivore se profilait l’inversion des valeurs, l’atteinte à la dignité animale, la profanation d’une figure exemplaire du panthéon enfantin, bref l’acte criminel et même blasphématoire.
Bien vite on voit que Bambi est une jeune fille, et si elle n’est pas aussi fraîche et innocente que le petit animal Disney, elle est tout aussi frêle et sympathique (certes, en mode sale gosse), et elle a beau être armée d’un redoutable Sig Sauer dont elle sait se servir, on anticipe que ça va quand même mal se passer parce qu’une gamine de 15 ans et qui joue les bombes sexuelles pour attirer et détrousser des vieux cochons, c’est pas le signe d’un bon départ dans le travail salarié, même si on n’a rien contre le statut d’auto-entrepreneur et le métier d’acteur.
La ravissante prend une bouteille sur la table, « Oh putain comment ça s’ouvre ça, j’arrive pas », fait péter le bouchon avec un bruit de balle perdue. Elle renverse du champagne sur la moquette et remplit de mousse deux flûtes, « Dom Pé. On l’a mérité, là. » Les filles s’assoient, face à face, à la lueur des bougies artificielles, l’arme posée entre elles. La blonde soulève un premier couvercle : « Le homard. Y a deux moitiés. Tiens, la tienne. » Elle prend une moitié d’animal à main nue et la pose sur l’assiette de la ravissante. Qui regarde de près. Brandit la chose en la tenant par la pince, « C’est quoi ce truc. Putain y les pèlent pas, à ce prix-là. Tu sais comment on fait, toi ? Avec ce crochet, là ? Ce casse-boules ? » Elles se marrent, heureuses comme deux gamines très pauvres dans une suite d’hôtel très luxe.
Ce qui est fort dans ce roman, c’est tout d’abord l’écriture, une belle immersion dans la langue des banlieues, un rythme enlevé, des descriptions sensibles, ensuite c’est le personnage de Bambi, sa colère, ses angoisses, sa mère, ses beaux-pères, les hommes qu’elle croise, sa radicalité. Enfin, c’est l’histoire, ce récit poignant d’une enfant perdue, ses copines à la vie à la mort, coéquipières de ses virées dangereuses, au plus près des fantasmes sexuels des bonshommes, sans que jamais il ne soit question de sexe, mais juste de violence, d’arnaques, de coups tordus et de prises de risques inconsidérées.
Bambi ne cherche pas à s’en sortir, même si elle le dit, même si elle le croit, ce qui n’est pas certain. Elle creuse son sillon de folie et ses copines lui disent qu’elle est guedin, et elle-même sait bien qu’elle ferait mieux de faire la bicrave si elle voulait se faire de la thune izi.
Les hommes ne sont pas à leur avantage dans ce roman : pervers, vicieux, manipulateurs, pas un pour racheter l’autre, mais les femmes non plus, que ce soit la mère, l’éducatrice, la psy, toutes plus ou moins dingues et dépressives. Le monde est vu à travers les yeux furieux de Bambi et on adhère, on comprend, on la soutient, on veut qu’elle s’en sorte.
Bref, un très bon roman noir, une belle découverte !
François Muratet
Manger Bambi, Caroline de Mulder, La Noire, janvier 2021
Photo © Adèle O’Longh