Cher Jean-Jacques, la fin de ton monde n’aura pas lieu. Maintenant que te voilà dans cette boîte fermée où nul ne peut savoir si tu es mort ou vivant, qui oserait l’ouvrir ? Il vaut mieux la fermer sur les double-fonds en abyme. Et comme les ailes du chagrin, vraiment, nous propulsent sans effort dans toutes les dimensions quantiques, nous pouvons évoquer la mosaïque de tes talents. La démultiplication des pains par exemple, finement développée dans ton premier roman, ne le sera pas moins dans le cours rebondissant de ton existence. On se tâte encore les mâchoires du dernier que tu as reçu, last and least, un pain à fragmentation.. Je suis pas complotiste mais comme par hasard, un hôpital militaire est impliqué.. Heureusement qu’il n’y avait pas d’hôpital policier. Qui sait ce qu’ils auraient fait du crabe d’un outrageur de poulets. Ils lui auraient filé la légion d’honneur ! Te voilà, cher elfe, cher démiurge invaincu, dans Paris au front d’insurgé, en compagnie de ceux que tu aimais, vivants et morts.
Peut-être tous les milieux créatifs sont-ils nourris à leurs marges par ceux qu’ils ne nourrissent pas. La littérature aussi s’engraisse de la vitalité orale populaire dont elle se distingue et qu’elle récuse. Tu as toujours voulu faire entendre ta voix. C’était celle d’une foule chamarrée contenant nombre de crapules folkloriques et des braves gens comme toi, à la tête près du bonnet, passionnés, emportés et généreux. Ton monde ne peut pas disparaître : il est l’antithèse de la résignation et un principe d’action touffu, protestataire, sans fioritures, éternellement vert. Il est l’herbe qui crève et mite le béton de ses gribouillis insurrectionnels. On chope ta rage, tes sursauts, tes cavalcades et tes pas de côté, tes chutes burlesques et tes rétablissements de cabri. Étais-tu à tes funérailles ? Qui sait ? Tu es partout. Après la lune, buvons à ton impalpable fortune, qui fut aussi d’aimer écouter, lire et promouvoir comme tu aurais aimé l’être. Ici aussi, à Double Marge, tu as pu exercer ce talent rare qui consiste à si bien dire ce qui ne t’a pas plu qu’on peut avoir envie de voir un film sur la base d’une de tes critiques négatives. Simplement par la vertu d’une parfaite clarté dans la subjectivité (de mon point de vue c’est mauvais. Et du vôtre ? L’objet est sur la paillasse, convenablement éclairé.) Tu es partout. Partout où ça aime, ça n’aime pas, ça gueule et ça dit pourquoi, ça va pas se laisser faire, ça a une idée de génie trois fois par jour. Rebuffé perpétuellement dans tes élans par la petite vie qui est chienne, tu pratiques toujours cette forme de dignité populaire qui consiste à ne jamais la fermer, à ne jamais te décourager. Nous pouvons en suivre les traces en éclaboussures, en escarboucles. Par exemple, ta prospérité d’outrageur de poulets se propage à la terre entière, qui d’un simple manifeste local apparenté à d’autres dans les communs de la résistance engendre un mouvement planétaire. Non Jean-Jacques, la fin de ton monde n’aura pas lieu, jamais. Ton monde est au contraire en train d’essaimer de toute part, ta mosaïque de mondes reprend un crachoir trop longtemps confisqué. Dans quelques boîtes fermées le chat de Shrödinger et le mouton du Petit Prince tapent le carton avec toi. Mais ça ne t’empêche pas de semer des clins d’œil, des regards pétillants et des sourires de lutin dans les foules insurgées, les petites bandes de poules qui picorent librement la vermine ou les murs des villes qui tels ceux des taules se sédimentent de messages et de dessins. Puisque tu es partout, à jamais.
Lonnie