Ce roman nous invite à suivre une femme, Elsa Préau, de son enfance à sa mort, par un parcours plein de zones d’ombre et d’ellipse. L’intrigue se concentre sur une période de sa vie où déjà âgée, après une carrière d’institutrice et de directrice d’école, elle revient dans sa maison de naissance. Elle y arrive avec son fils, Martin. De ce qui s’est passé avant le lecteur n’a que des bribes, qui s’étofferont au cours du récit. Le terrain boisé d’autrefois a été vendu par le propriétaire et deux pavillons l’ont remplacé. Le plus proche appartient à une famille que l’ancienne institutrice va épier avec attention. Le couple a trois enfants. Une fillette et un garçonnet, tous deux blonds et joufflus comme leurs parents, et un autre plus âgé, brun, maigre, toujours à l’écart, dont le comportement l’intrigue. Elle va se renseigner sur lui, mais il s’avère qu’il n’existe aucune trace de son existence.
Au fur et à mesure que le récit avance, les données s’accumulent, et Sophie Loubière s’ingénie habilement à ajouter une touche d’opacité à chaque éclaircissement. Le personnage d’Elsa est déroutant. C’est une femme extrêmement maniaque, elle est la proie d’étranges lubies. Elle écrit avec beaucoup d’assiduité à diverses autorités et semble avoir une manie de dénonciation, ou à tout le moins d’ingérence. Elle fait fanatiquement attention à son alimentation et on serait tenté de la verser dans une case écolo-complotiste. Elle entretient avec les chats du quartier des rapports assez déments. Son fils est un homme brisé, aimant et exaspéré, il la traite comme si elle était un insupportable fardeau.
Elle veut sauver ce petit garçon brun et maigre qu’elle est la seule à voir et qui ressemble tant à son petit-fils perdu, Bastien.
Alors, tout en établissant avec l’enfant une sorte de dialogue, en jouant du piano pour lui, en lui laissant des bonbons sur le mur, elle commence ses investigations. Le garçonnet lui répond, il lui envoie de la terre, des petits cailloux. À l’école comme chez les voisins et les policiers, on lui répond la même chose : le couple a deux enfants, pas trois.
Et comme on s’en rend compte au fil du récit, Elsa entre dans la catégorie des personnes psychiquement instables. C’est même cet état mental incertain qui lui a valu jadis d’échapper à la prison. Elle est suivie par son vieux médecin qui l’a connue jeune et que son imagination enchante et attendrit, bien qu’il soit conscient qu’elle est en train de dévisser. Personne ne la prend au sérieux. En revanche, le fils comme le médecin prennent son état très au sérieux. L’enfant existe-t-il ? Les premières investigations n’iront pas bien loin, on ne trouve sa trace ni à l’école, ni à l’état-civil. Un jour, les voisins se rendent chez Elsa, mais c’est pour lui demander de donner à la fillette, Laurie, des cours de piano, car ils l’ont entendue jouer. La vieille dame va profiter de cette occasion pour en apprendre plus sur cette famille. Malgré les fins de non-recevoir et l’hostilité de son fils, malgré une grippe qui l’abat pendant une quinzaine de jours, Elle s’enfonce dans ce qui devient une véritable obsession : sauver le petit fantôme.
« En dépit d’une pâleur de convalescente et d’un œil un peu brillant, elle avait retrouvé de sa prestance, petite femme au menton volontaire et au dos étonnamment droit pour son âge. Sous son manteau de laine, le cou serti d’une écharpe grise, elle déposait au fond de son chariot paquet de farine, beurre, chocolat, lait et œufs d’un geste gracieux, comme une danseuse en arabesque. S’il n’y avait ce léger sursaut des paupières, ces contractions sporadiques de sa bouche, rien ne pouvait donner à penser qu’elle se préparait à livrer bataille envers et contre tous, faisant fi de la désinvolture des services sociaux de son pays. Rien ne laissait deviner que les chuchotements d’un enfant accompagnaient chacun de ses pas.
Sauve-moi, mamie Elsa, sauve-moi »
Elsa Préau est touchante, mais pas sympathique. C’est ce type même de personnes que la société sous-estime, invalide, efface. Elle est folle, maniaque, son esprit s’emballe facilement, personne ne la croit. Tout le roman, en tâtonnant, tend à lui donner des contours plus précis sans jamais épuiser son mystère. Son fils, qui est, avec le vieux docteur, la personne la plus proche d’elle, croit la connaître, mais n’en connaît que certaines facettes, comme le docteur en connaît d’autres. On la découvre enfant, jeune fille, jeune mère, vieille femme, grand-mère inconsolable. C’est un personnage dense et déroutant qui apparaît par le prisme de plusieurs regards. L’intrigue se concentre sur elle, si bien qu’elle est la matière même de ce roman terriblement noir qui reste captivant et riche en révélation jusqu’à la toute fin.
Lonnie
L’enfant aux cailloux de Sophie Loubière, 2011.
Photo © Adèle O’Longh