« Si l’on considère la guerre avec nos yeux de femmes… de simples femmes, elle est plus horrible que tout ce qu’on imagine. C’est pourquoi on ne nous pose jamais de questions. »
La voix des femmes de l’Armée rouge dans la Deuxième Guerre mondiale. Voilà ce que donne à entendre Svetlana Alexievitch, de mère ukrainienne et de père biélorusse, dans ce texte paru tout d’abord dans la revue moscovite Octobre, en 1983, à la veille de la Perestroïka. Le livre, tiré ensuite à deux millions d’exemplaires s’est révélé zeitgeist ; les gens ne voulaient plus de la propagande d’État de l’URSS. Dénoncé comme « antipatriotique, naturaliste, dégradant », il obtient un franc succès malgré la censure – toujours moindre, reconnaît l’auteure, que sa propre autocensure de l’époque ainsi que celle des femmes qu’elle interroge.
Svetlana Alexievitch vit en Biélorussie, d’où elle a dû s’exiler à plusieurs reprises, menacée par le régime de Loukachenko. Elle recueille des récits, dont elle préserve le ton et les mots, tout en ne cherchant pas « à produire des documents mais à sculpter l’image d’une époque ». Elle dit écrire « l’histoire des âmes » dans ses textes où elle agence des témoignages, traversés par son expérience d’écrivaine d’aujourd’hui, en un tissage d’intimités qui révèle la face cachée du récit officiel.
« La vie humaine devenait histoire, et l’Histoire se morcelait en milliers de vies humaines. »
Durant sept ans, l’auteure a recueilli les voix des brancardières, tireuses d’élite, médecins, cuisinières, mitrailleuses, cheffes de pièce antiaérienne, infirmières, etc… pour un renversement complet de la littérature de guerre. Ici, pas de récits héroïques, pas d’épopées déchirantes ni de frissons homériques, « mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine ». Les femmes sont actrices et pas silhouettes, elles se souviennent au fil des albums de photo et des récits d’enfance. Elles appellent Svetlana Alexievitch, fillette ou ma fille, mon enfant. Du fond de leur vieillesse, elles n’ont aucun désir de travestir quoi que ce soit. « J’étais si petite, quand je suis partie au front, que j’ai grandi pendant la guerre ». L’auteure recueille des histoires longtemps tues, revécues par la parole donc recréées, vivantes, venues de femmes qui perçoivent la mort à travers la vie. Pour elles, la guerre est de l’ordre de l’assassinat et de l’épuisement. « Je n’écris pas sur la guerre, mais sur l’humain dans la guerre. J’écris non pas une histoire de la guerre mais une histoire des sentiments ».
« On pourrait penser que seuls les gens extraordinaires ou anormaux ont pu endurer toutes ces épreuves, mais non, c’étaient des écolières de la veille, des étudiantes, des fillettes qui n’avaient encore jamais quitté leur maison. Comment ont-elles fait ? Comment ? »
Svetlana Alexievitch a écrit ce texte parce que, dit-elle, « c’étaient les voix des femmes, comme celle de ma grand-mère, qui me restaient en mémoire. » Petite, elle allait tous les étés en Ukraine chez celle qui lui a « ouvert tout un monde ». Elle était émerveillée par la beauté des maisons et de la nature, contrastant avec le gris de la Biélorussie, et les histoires que racontaient les paysannes. Mais ce paysage n’était pas idyllique, il avait un envers. Sa grand-mère lui parlait aussi de la famine de 1933 organisée par Staline, des millions de morts, de telle femme qui avait mangé ses enfants, de telle autre obligée de les tuer durant la guerre… Un monde de souffrance et de pitié. Pitié pour les blessés et les morts, pour les survivantes, pour les familles juives embarquées par les nazis, pour celle d’un collaborateur entièrement décimée par les partisans … « Ce qui m’a le plus frappée, c’est que ces femmes avaient pitié des Allemands. À l’école, on nous apprenait à ne pas avoir pitié des ennemis. mais la guerre, pour ces femmes, n’est pas enserrée dans les lois écrites par les hommes. Les femmes me parlaient tout autant des arbres abîmés et des oiseaux tués lors d’une fusillade que des victimes humaines. »
« Et des grues passent dans le ciel. Tout le monde lève la tête, et elle, elle ouvre les yeux. Elle regarde : « Quel dommage… » Puis elle se tait et nous sourit : « Ce n’est pas possible, je vais vraiment mourir ? » Et ce fut tout … »
Kits Hilaire
La guerre n’a pas un visage de femme de Svetlana Alexievitch, J’ai Lu 2016
Photo © Adèle O’Longh