Slobozia, ville franche moldave aux confins de la Roumanie à sa frontière ukrainienne, se distingue par un gigantesque monastère byzantin rescapé de cinq siècles de persécutions variées, et un lac maléfique au cœur d’une forêt profonde, appelé la fosse aux lions, mais qui longtemps fut nommé la fosse aux Turcs, un bataillon y ayant été acculé et noyé des siècles plus tôt. Depuis le lac est hanté par les moroïs, les âmes de ceux qui n’ont pu quitter la terre après leur mort. Dans ce lieu où Dieu et Diable se regardent en chiens de faïence, un ancien mineur infirme, Tudor Luca, qui tyrannise sa famille, est retrouvé noyé dans le lac l’année 1965, au moment où Ceaușescu succède à Gheorghiu-Dej. Tandis qu’une période de persécution commence, bien que Slobozia soit éloignée de tout, le lac maudit semble protéger Victor Luca, petit parricide impuni et fragile idiot prenant au fil des ans la carrure colossale de son père honni. Victor n’a pas l’âme noire et querelleuse de son père mais il est la proie de toutes les tentations, et le Diable fait danser cette marionnette en quête perpétuelle de rédemption. Sa mère et sa sœur le protègent, et dès son premier meurtre d’adulte il sera retranché du monde des vivants, cloîtré dans la masure misérable au fond de la forêt.
Le roman a le souffle des contes fantastiques, il s’ancre dans l’Histoire par quelques points d’accroche et dans le mythe par un solide canevas de légendes et de vénération mystique. Ravagée au fil des siècles par les ambitions turques, polonaises et soviétiques, cette terre des affranchis est un berceau de résistance à la mécréantise communiste, comme elle le fut antérieurement aux prétentions des Turcs musulmans et à celles des Polonais catholiques. Mais la foi y sent le soufre et les péchés mortels y ont un parfum d’encens. Voué au crime et promis à Dieu, Victor nous régalera de son destin paradoxal, chevauchant l’horreur et frisant le burlesque, sans que jamais Dieu ni Diable ne l’abandonnent.
Ce roman se dévore comme un conte mythologique, il est écrit dans une langue vigoureuse et imagée qui ne pratique pas les effets de manche. Liliana Lazar décrit simplement les états d’âme chaotiques de ses personnages tels qu’ils les prennent au dépourvu, si bien qu’il nous arrive d’accompagner tel ou tel dans la surprise de sa mort violente. Comme le très-haut dans sa cruauté omnipotente, la romancière comprend tout et ne secourt personne, se contentant de donner à ses créatures une vie sans mode d’emploi. C’est un livre magnifique et puissant, féroce et amusant, qui s’achève par une pirouette, le point final de l’histoire étant à jamais escamoté. Ana la mère de Victor et sa sœur Eugenia, âmes transparentes et entières, Ismaïl le sorcier tsigane redouté de tous, les saints anachorètes et les prêtres corrompus, les autorités dérisoires, les adolescents amoureux et téméraires promis à la mort, sont aussi intensément vivants que la forêt inquiétante et mystérieuse, si belle, que le lac, que les pierres séculaires et que la solitude enchantée des paroissiens.
« Une nuée de moustiques dansait au-dessus du lac. Un geai prit son envol. D’un battement d’ailes, il traversa les joncs, frôlant de son plumage la surface de l’eau. Dans la chaleur de l’après-midi, La Fosse aux Lions semblait comme assoupie dans une profonde sieste estivale. Les parfums subtils des arbres se mêlaient à l’odeur suave de leur écorce. Par endroits, de gros essaims d’abeilles tournoyaient autour des rameaux en fleurs pour y recueillir leur pollen. Le lac attendait quelque chose. Comme le calme avant la tempête, son repos se faisait inquiétant. Plus loin dans les collines, une chaleur étouffante pénétrait dans la petite maison des Luca… »
Lonnie
Terre des affranchis de Liliana Lazar, Gaïa 2009, Babel 2011