Egidius Arimond vit dans l’Urftland, « une région, depuis toujours désertique et pauvre », près de la frontière belge, à la « végétation luxuriante que les abeilles semblent beaucoup aimer, car elles vivent ici depuis des millions d’années, bien avant les hommes ».
Egidius Arimond est épileptique. Ostracisé par le régime nazi qui le considère comme un parasite inapte à la guerre, il a été stérilisé de force – le troisième Reich n’admettant aucune tare dans le cycle reproductif du surhomme. La loi « sur la prévention des maladies héréditaires de la progéniture » concernant aussi « la débilité congénitale, la maladie maniaco-dépressive, la danse de Saint-Guy héréditaire, la cécité héréditaire, la surdité héréditaire, les déformations physiques graves, l’alcoolisme profond », compétence était laissée au tribunal cantonal de choisir entre l’euthanasie et la stérilisation. Ainsi peut-il malgré tout s’estimer heureux ; il appartient encore au genre humain, contrairement à la plupart de ceux tombant sous le coup de la loi, sans parler des handicapés physiques et mentaux, dont l’extermination s’est déroulée aussi méthodiquement que souterrainement de 1939 à 1945. Il sait qu’il bénéficie d’une faveur faite à son frère, aviateur héros du national-socialisme, qui enfant « voulait devenir pilote d’étoiles ».
Egidius Arimond, professeur de latin et grec, a été licencié de l’enseignement. Depuis lors, il ne s’occupe plus que d’abeilles et de ses recherches sur un ancêtre bénédictin apiculteur, ainsi que de quelques femmes du village restées sans hommes dans ces années de guerre. Il vend du miel, des bougies de cire d’abeilles, aime son vieux chien et ses livres, et passe des nuits agitées.
« Je retourne au lit et je rêve de faisans dorés. (…) Ils portent des huppes à longues plumes irisées qui tombent jusque dans leurs cous rasés, des pantalons et vestes d’uniforme, de larges lanières de cuir qui ont du mal à contenir leurs ventres. Ils se parent d’insignes et de médailles du parti et émettent des sons gutturaux stridents. (…) Ils s’imaginent qu’ils pourraient voler et dominer le monde pendant mille ans. Leurs pattes maigres sont écailleuses et couleur de corne, leurs longues serres recourbées sont dans des bottes de cuir bien astiquées. »
Egidius Arimond a besoin de médicaments pour soigner son épilepsie, mais ils sont chers et de plus en plus difficiles à obtenir ; il soupçonne le pharmacien qui les lui délivre au compte-goutte à prix d’or – en le regardant comme la vermine qu’il est aux yeux de tout bon eugéniste allemand — de simuler la pénurie et d’en avoir une pleine réserve. Alors, afin de pouvoir se les procurer, il se fait rétribuer pour aider des Juifs à s’enfuir. Deux cents reichsmarks par personne « l’argent vient toujours en premier, et la vertu après », pour le transport, au milieu des ruches qu’il emporte de nuit d’un lieu de butinage à un autre, jusqu’à la frontière belge.
« Ils tournaient autour de la voiture avec leurs mitrailleuses, m’éclairaient sans arrêt pendant que je retirais les cadres. Des milliers et des milliers d’abeilles ont alors afflué pour former un gros essaim sombre. (…) Les abeilles se sont précipitées à la recherche de leur reine, dans la caisse où se trouvait la fillette. Elles l’ont bientôt recouverte et rendue invisible. Les abeilles ne sont pas agressives quand elles essaiment, elles veulent seulement aller vers leur reine et n’ont rien d’autre en tête que de la protéger, car sans elle une colonie est totalement impuissante et meurt. Par précaution, j’avais fixé des bigoudis contenant des reines sur la robe de la fillette. »
Le livre de Norbert Scheuer est une réussite. Écrit sous la forme d’un journal qui est à la fois un précis d’apiculture, il raconte au plus près, sans pathos, l’itinéraire d’un homme a priori sans histoires qui, entre conviction et nécessité, s’oppose à la banalité du mal.
Kits Hilaire
Les Abeilles d’hiver, de Norbert Scheuer, Actes sud, 2021.
Photo © Adèle O’Longh