« J’avais besoin d’affronter le vide, j’en avais rêvé au point d’en faire un mât, le centre d’équilibre auquel m’accrocher quand la vie s’effondrait tout autour. Je venais de nulle part, envenimée et j’aspirais à des territoires hurlés.
Un sol dur et mon sac à dos pour oreiller. Compagnons silencieux. Moi dans la coque, la coque dans la tempête, une enveloppe pleine de billets contre mon ventre. Cette nuit, j’ai réussi. »
Il est difficile de choisir des extraits de ce roman tant il est bien écrit, bien traduit, et tant chaque phrase enchâssée dans l’autre, chaque paragraphe, fait partie d’une harmonie, d’un rythme, qu’on rechigne à perturber.
La narratrice, barcelonaise « sans formation », s’embarque un jour sur l’île de Chiloé, Chili, en tant que cuisinière sur un cargo, au milieu des insulaires aux « yeux noirs des arbres généalogiques ayant poussé lentement sur la roche saline (…) qui parlent pour tous les morts ». Ses compagnons, Indiens Mapuches imperméables au froid « fanatique », n’ont pour elle, « ni désir, ni rejet », ce qui lui procure un intense et inédit sentiment de liberté. Entre la cuisine, la couchette et le pont où griller des cigarettes entre deux tempêtes, elle « pense avoir compris ce qu’est le bonheur : se réveiller en sifflotant, ne déranger personne, ne pas donner d’explications et s’écrouler sur son lit au petit matin, le corps assommé de fatigue et la tête délestée de la poussière et du fiel. »
« Je me laisse porter, la vie grandit sans me dépasser, elle se concentre dans chaque minute, elle implose, je la tiens dans mes mains. Je peux renoncer à tout car rien n’est décisif quand tu refuses d’enfermer ta vie dans le cachot des récits »
Ne pas enfermer sa vie dans le cachot des récits… Outre la justesse et la tournure particulièrement heureuse de la formule, c’est bien de cela qu’il s’agit tout au long du roman ; la narratrice, baroudeuse obscure et flamboyante, ne se laisse pas enfermer. Elle refuse « de dire et faire comme si la vie était un récit, » consciente que « le cap tue le voyage », et qu’aucun « fil de fer » ne la tient « debout et constante ». Elle flotte au présent, délestée des certitudes qui la maintenaient plus ou moins debout dans sa banlieue barcelonaise, ayant pour seule nostalgie les corps de femmes qu’elle n’a plus l’occasion d’étreindre dans sa nouvelle vie.
Un jour, en escale à Chaitén, petite ville portuaire de Chiloé, elle rencontre l’Islandaise Samsa. C’est le coup de foudre.
« Je la bois comme si j’avais été élevée pour le désert. Je l’avale comme si j’avalais des épées, avec un soin vital et très très lentement. Les heures débordent et nous recouvrent. Je me réveille vers six heures et demie, juste à temps pour retourner à bord. Je ne sais pas comment me séparer d’elle, c’est comme si la cire de mon corps avait refroidi dans son moule. (…) Je l’embrasse comme les fous embrassent un credo ou se pendent aux arbres. »
L’amour est réciproque. Samsa l’appelle Boulder, parce qu’elle ressemble « aux grands rochers solitaires du sud de la Patagonie, des chutes du monde, en surplus, abandonnées après la création, isolées, exposées à tout vent. »
Boulder suivra Samsa en Islande, île qu’elle n’aime pas, contrairement à Chiloé qu’elle porte tatouée sur sa peau, peuplée de gens qui se reproduisent à tout-va, couverte d’équipements conçus pour les enfants – qu’elle ne supporte guère, à l’inverse de sa compagne, Samsa, qui finira par en désirer un… et ainsi lui demander de se plier au récit majoritaire.
« Je m’aperçois que je suis faite de fumée, que ce qui me définit circule comme à travers des cheminées, explore chaque ouverture, cherche un jet de lumière ou de froid, la coupole du ciel pour s’y répandre. Je ne parle pas de la personnalité. La personnalité est un vêtement fait de bouts de tissu que je lave et recouds sans cesse, il m’habille, il peut être seyant, mais jamais, jamais me définir. C’est la nudité que je cache qui fait de moi une personne. La peau, mon étendue steppique. Maintenant que l’absence de sexe m’a mise à nu, je me suis vue. »
Il y a un toujours un plaisir jubilatoire dans la découverte d’une écriture singulière. Roman d’amour et de désamour, Boulder, à la fois suspendu et à bout de souffle, s’inscrit de plain-pied dans la longue lignée des road novels.
Kits Hilaire
Boulder d’Eva Baltasar, traduit par Annie Bats, Verdier 2022
Photo © Adèle O’Longh