Avec cette histoire de cadre au chômage, désespéré parce qu’il a 57 ans et a le sentiment d’être de plus en plus déclassé malgré une femme aimante et deux filles qui entrent dans la vie active sans problème, Pierre Lemaître marche sur les pas de Donald Westlake lorsqu’il a écrit Le Couperet, l’histoire d’un cadre chômeur devenu assassin.
Si l’histoire est très différente, l’autre point commun est la radicalité du traitement de ce thème.
Le contexte est celui de la crise et des licenciements, de la course au profit sans souci de morale, de la pression sur les travailleurs pour leur faire accepter n’importe quoi, des pratiques éhontées des recruteurs et plus globalement des patrons pour recruter les cadres les plus hargneux. Rien de revendicatif ni de syndicaliste dans ce texte, on est dans le management et la CGT est loin, mais la longue introduction montre bien la dégradation progressive des conditions de vie, la lutte désespérée de ceux qui reculent peu à peu dans la cordée, ceux pour qui les lumières de la ville ne brillent plus.
Ce cadre qui se définit pourtant comme un exécutant prend des initiatives terribles pour s’en sortir, et pour commencer il accepte en dépit des alertes de son entourage de participer à une sorte d’entretien d’embauche invraisemblable, un jeu de rôle qui mime une prise d’otage, où le futur employeur veut lui faire jouer un rôle assez dégueulasse de cadre licencieur, de brute sans principe qui doit surfer sur la terreur de ceux qui ne savent pas que c’est un jeu de rôle. Dit comme cela c’est sans doute incompréhensible, mais cette situation tarabiscotée est très bien décrite, elle nous fait peur, on a envie de lui dire « Mais non, fais pas ça, arrête tout de suite, elle est où ta dignité? »
Sa dignité ? Pour lui, elle est perdue s’il ne retrouve pas un travail. Donc il y va, il ment à sa famille, prend les économies de sa fille sur le point d’acheter un appartement, disperse l’argent dans des préparatifs absurdes, se dispute avec sa femme, se précipite au-devant de toutes les difficultés, devient une sorte de radicalisé prêt à tout pour avoir cet emploi et réussir l’épreuve.
À ce stade du récit, on se dit que ça ne va pas s’arranger, et on a pitié de lui, de sa famille, et de nous, pauvres lecteurs qui allons assister à une descente aux enfers de plus en plus misérabiliste.
Eh bien non, pas du tout, et là on va de surprise en surprise. Pierre Lemaître fait rebondir son histoire avec une réjouissante inventivité, à la limite du vraisemblable parfois, mais on adhère, on adore, et on dévore allègrement le récit jusqu’à la fin.
François Muratet
Cadres noirs de Pierre Lemaître, Le Livre de poche, 2011
Illustration © Gina Cubeles