Inspirée de la pièce de théâtre éponyme d’Eduardo Filippo, cette comédie musicale nous entraîne dans les rebondissements d’une farce dramatique : dans l’hôtel métropole, où on s’ennuie ferme, on annonce le spectacle d’un magicien que tout le monde s’entend à trouver étonnant, remarquable, unique. Il s’agit d’Albert, personnage truculent et haut en couleur autant que toujours sur la corde raide et vivant d’expédients. Il est remarquablement incarné par Sergi López, passant aisément du mode hirsute à l’invraisemblable accroche-cœur gominé au front pour le spectacle. Sa femme Zaïra l’accompagne, qui n’est pas dupe et lui tient la dragée haute mais lui reste indéfectiblement attachée, et peut-être encore plus qu’à lui à la vie errante qu’elle mène avec lui, bien qu’elle ne cesse de lui reprocher leur manque chronique d’argent. C’est Noémie Lvovsky qui l’incarne avec entrain, espièglerie, tendresse et énergie. Dans leur petite troupe itinérante se trouve une jeune fille, Amélie, atteinte d’une malformation cardiaque qui la condamne à court terme, et sur laquelle veille le vieux Gabriel, qui lui conseille d’éviter tout effort.
Dans la petite foule des estivants se trouve un couple dépareillé encore tenu par une forme répulsive de passion : elle, c’est Marta, jeune et belle, qui n’en peut plus d’être tyrannisée et plus encore d’être sevrée d’attentions et de tendresse, jouée par Judith Chemla. Lui, c’est Charles, sur le retour, ridiculement despotique et jaloux. Denis Podalydès lui prête une vie démente, surincarnée, tragique. Leur décalage caricatural occupe les autres vacanciers.
Jusqu’au soir où tout le monde se rassemble pour assister au spectacle. Devant une assistance enthousiaste, Albert cherche un volontaire pour se faire enfermer dans le cercueil debout, ouvert, capitonné de rouge, pour y disparaître et connaître les affres et l’extase de la disparition. Personne n’est trop enthousiaste, sauf Marta. Qui profite de cette diversion pour s’enfuir ventre à terre dans la nuit noire, au grand dam du magicien bien en peine de la faire réapparaître. Il s’en sort en y calant Zaïra, puis enchaîne sur le tour suivant. Charles, paniqué, exige qu’on lui rende sa femme, mais les choses ne sont pas si simples. Après avoir bien fait rire le public à ses dépens, il finit par se faire confier une boîte où, dit Albert, sa femme se trouve, pour peu qu’il ait confiance en elle.
Commence alors une véritable épopée, car Marta ne reparaissant pas, Charles décide de l’attendre en compagnie des artistes itinérants. Albert le persuade que tout n’est qu’illusion et que c’est nous qui fabriquons la réalité. Le temps lui-même est une illusion, il ne passe pas, si bien que, où qu’ils se trouvent, ils sont toujours dans le parc de l’hôtel Métropole, la fameuse soirée où Marta a disparu.
Le film, comme la pièce, se découpe en trois actes. Bien qu’il dure presque deux heures, on ne voit pas le temps passer (et pour cause !).
Il y a des scènes magiques, comme celle où Albert réussit, face à un mur, à faire entendre et voir la mer à Charles, ou celle où Charles, face à la mer et les pieds dans l’eau de la marée montante, contemple sa femme qui exécute une danse érotico-grotesque autour du cadre du cercueil ouvert mais sans fond. D’autres profondément émouvantes, comme celle où le jeune employé de l’hôtel, revenant de l’enterrement d’Amélie, qui venait de lui déclarer sa flamme, est suivi par son spectre amoureux qu’il ne voit pas mais dont il accompagne la danse. Mention spéciale à Paolo Mattei qui incarne ce jeune employé avec une gravité à la Buster Keaton. Beaucoup de scènes sont évidemment burlesques, comme celle de la visite de la famille de Charles au troisième acte.
On ne sait trop qui a piégé l’autre dans cet étrange duo que forment Charles et Albert, car celui-ci a bien fini par mettre en panne les roulottes dans le parc de la somptueuse demeure de ce dernier. Et si en bon aigrefin il en tire tout l’argent qu’il peut, on s’aperçoit que l’argent ne fait pas son bonheur, car il est bel et bien piégé dans son propre jeu, celui dont il a expliqué à Charles qu’il était toujours en cours. Pour Charles désormais tout est illusion, tout est images qu’il peut convoquer ou faire disparaître à sa guise. Et quand, au bout de quatre ans, Marta reviendra, prête à aimer et se faire aimer, donnant à l’amour une deuxième chance, elle découvrira que l’illusion est plus intéressante que la réalité, et qu’elle ne pèse pas lourd face à son double enfermé dans une boîte. Ce qui donne lieu à une scène où Podalydès laisse libre cours à sa virtuosité avant que le Charles halluciné qu’il incarne mette toutes ces images dehors et fin à l’histoire – ou plus précisément prolonge le jeu ad vitam æternam. Et c’est cette fois une Marta très consolable qui suit les roulottes.
C’est une comédie musicale délicieuse, d’autant plus qu’à l’instar de la troupe de fortune elle ne montre de professionnel que la débrouille, et avec quel abattage ! C’est très chorégraphique même en dehors des danses. Tout le monde y chante, même ceux qui ne savent pas chanter, c’est le jeu, et l’histoire finit par la ritournelle :
« – Compagnons des mauvais jours, je vous souhaite bonne nuit
Et je m’en vais, la recette a été mauvaise… »
La grande magie, comédie musicale franco-allemande de Noémie Lvovsky, 2023