Échappée belle
Avec ce nouveau roman, Séverine Chevalier avance sur un terrain inexploré jusqu’à présent, mais je n’ai pas tout lu de cette autrice alors je peux me tromper, celui de l’introspection intimiste mais fictive, avec un style étonnant, nouveau aussi, tout en phrases longues pleines de virgules, qui confèrent une très belle musicalité à ce texte, d’ailleurs je fais pareil en moins bien, autant dire que, en plus, c’est contagieux.
Dans ce roman en je, la narration est menée par la femme d’un écrivain à succès, mais d’un succès pas tout à fait satisfaisant pour lui comme en témoignent ses réactions jalouses et envieuses. Au départ elle parle beaucoup de lui et un peu d’elle, puis de plus en plus d’elle à mesure que le roman avance. Elle nous raconte et imagine, car sous ses airs discrets, en plus de son efficacité en tant que femme de, c’est une rêveuse.
« Je l’imagine aisément, assis dans la pâtisserie parentale, peut-être sur un tabouret en bois, peut-être dans un recoin pour ne pas déranger, on lui a donné un illustré, il penche la tête sur les images, la relève souvent en direction de sa mère, si blonde et si coiffée, si blonde et si bleue des yeux, derrière la caisse, à virevolter et bourdonner comme un bel insecte des gâteaux aux clients, des clients aux gâteaux, pleine d’une sollicitude commerçante qui ne lui est pas destinée. »
On connaît les défauts cachés de Mallaury, le mari écrivain, ses manies et ses phobies, les manœuvres habiles de sa femme pour que tout se passe bien, pour que Monsieur n’ait plus de soucis matériels et qu’il puisse se concentrer sur l’écriture.
Ce genre de femmes dévouées, on en connaît, on sait que nombre d’hommes brillants seraient bien ternes sans elles, et c’est un vrai plaisir d’en voir une s’exprimer à travers ce récit, de manière assez caustique et doucement moqueuse, bousculant l’ordre qu’elle a mis en place, fissurant la dépendance qui l’asservit, et d’ailleurs asservit aussi son homme.
« Je crois que Mallaury croyait que je pensais tout et chaque chose comme lui. Plus exactement : qu’il était chargé de la pensée – que cette pratique, en tant que femme, et en tant que moi, ne pouvait réellement me concerner. Aussi il est vrai que je donnais rarement mon avis, quand j’en avais un ; j’anticipais la moue, la remarque faussement légère, ironique, qu’il atténuait ensuite par une bonhomie pateline, de celle qu’on emploie avec les gens qu’on juge simplets. Tout ce temps passé ensemble, ça ne m’a pas dérangée ; je souscrivais à cette répartition officieuse : en haut les gens qui écrivent et qui parlent et qui pensent, dessous les besogneuses et les muettes, dont j’étais. »
Avec cette Théorie de la disparition, Séverine Chevalier nous raconte comment les personnages peuvent disparaître, sans que les explications abondent pour qu’on comprenne bien ce qui leur arrive et c’est ce qui donne sa belle dimension poétique au récit. Les personnages sont engloutis par leur propre fiction, choisissent de disparaître pour être tranquilles, ou pour mener la vie dont ils rêvent, ce qui est une façon d’être engloutis par un récit autoproduit mais qu’ils ne maîtrisent pas pour autant. Ils peuvent aussi disparaître parce qu’ils sont assassinés, comme la grand-mère de la narratrice, ou encore déportés avant d’être assassinés comme les enfants d’Izieu. Ils peuvent être apparents, on peut croire qu’ils sont là, mais en fait non, ils sont vidés de leur substance par les épreuves qu’ils ont traversées, comme le père qui est comme une ombre. Car cette Théorie de la disparition n’est pas exempte d’une volonté de théoriser, du moins de baliser le sujet et c’est l’une des trouvailles de ce récit que cette façon d’explorer, de labourer, de faire un état des lieux de la disparition, formelle ou littéraire. Et par contrepoint, ce roman parle d’exister, de la difficulté que ça représente parfois, des projets qu’on a quand on est jeune, des rêves et de la réalité qui finit par s’imposer, qui nous met une claque sur le museau.
« J’ai juste été un esprit conciliant pour un père quasi mort, et pour d’autres ensuite. Sans savoir pourquoi, moi aussi, comme lui, j’ai présumé, sans m’en rendre compte, que pour avoir le droit de vivre je devais globalement faire la morte. »
Ce paradoxe caractérise ce récit qui revient sur le trajet que représente une vie, qui parle de la sujétion et de la possible libération, de l’attente et du fait de ne rien en attendre. C’est très beau et un peu triste, parfois drôle, c’est un texte magnifique.
Théorie de la disparition, est un roman caustique et lucide, un roman qui nous laisse dans un brouillard dont on ne sait s’il nous cache les belles choses de la vie ou s’il nous masque les douleurs de la condition humaine. Un roman à lire, bien sûr.
Théorie de la disparition, Séverine Chevalier, La Manufacture de livres, janvier 2025
François Muratet
Illustration : Théorie de la disparition © Gina Cubeles 2025