Gina Cubeles Oceans 2022

L’enfant d’Aurigny
de Catherine Axelrad

Ce petit bouquin emprunte la forme d’un journal, celui d’une jeune servante de quinze ans, Celina, qui relate avec autant de simplicité que de perspicacité son parcours, depuis son premier à son dernier emploi : elle commence par une auberge de Granville alors qu’elle a à peine treize ans, puis trouve à s’engager dans une famille de bourgeois en exil à Saint-Pierre Port, sur l’île de Guernesey. Nous sommes au début des années 1850, et cette famille cossue est celle de Victor Hugo, qu’elle n’appellera jamais que « Monsieur ».

Celina vient d’une famille misérable d’Aurigny, petite île anglo-normande de l’archipel. Son père est pêcheur. Quand un jour il fait naufrage et ne revient pas, la famille sombre. L’oncle Jean-Marie pourvoit aux besoins autant qu’il le peut. Louise, la grande sœur, avec l’aide de son oncle, se fait embaucher à l’auberge de Granville, sur le continent. Marie-Anne, onze ans, entre comme aide-cuisinière dans une famille où elle est « bien nourrie ». Joseph, à dix ans et malgré l’avis contraire de sa mère, s’engage sur un bateau et arrive à aider la famille avec sa paye au retour, un an plus tard. Yves, aux chantiers navals, se casse les deux jambes en tombant d’un échafaudage et finit, désespéré, par couler à pic dans le port de Cherbourg. Celina s’occupe de sa petite sœur Jeanne, et elles seront les deux à qui l’oncle apprendra à lire et écrire.

La tuberculose fait des ravages dans les familles pauvres. Alors que Celina a treize ans, sa sœur Louise rentre à Aurigny et se couche pour ne plus se relever. Celina part à Granville pour la remplacer afin qu’elle ne perde pas sa place. L’emploi durera quelques mois : les servantes, dans cette auberge, sont parfois mises à la disposition des clients, voire de l’aubergiste, ce qui met sa femme en fureur, surtout quand il en engrosse une et qu’elle est obligée de la mettre dehors. Louise meurt, l’oncle Jean-Marie aussi, et Celina, s’étant fait virer par la patronne pour avoir obéi au patron, rentre à Aurigny, ayant assez placidement fait ses premiers pas de fillette pauvre, et donc à disposition, dans l’existence. Sa mère lui assure qu’elle lui trouvera une meilleure place, et ce sera Hauteville house, à Saint-Pierre Port, sur l’île de Guernesey. Lorsqu’elle s’embarque, sa sœur Marie-Anne, qui avait dormi dans le lit non refait de Louise juste après sa mort, est à son tour malade, rentrée à la maison, et ne se lève plus guère.

À Hauteville house il y a Madame, la femme de Monsieur, qui s’appelle Adèle, Mademoiselle, leur fille, qui s’appelle Adèle aussi, Monsieur Charles, leur fils, et Monsieur Guillaume, le beau-frère de Léopoldine, l’autre fille qui s’est noyée trois jours après ses noces avec son mari qui en tentant de la sauver l’a suivie dans la mort quinze ans plus tôt. Celina notera un jour qu’elle est née l’année de leur mort. Et non loin habite Juliette Drouet, si bien que Monsieur se partage entre les deux maisons.

Monsieur est plutôt gentil, mais assez rapidement il fera comme le patron de l’hôtel, il montera la voir dans sa chambre ou lui demandera de l’attendre dans la sienne, et chaque fois il la dédommagera de deux francs, le double de ce que lui donnait l’aubergiste, mais autant que le dédommagement reçu du client qui s’était chargé de la déflorer.

Celina, bien qu’elle craigne de se faire renvoyer, n’est pas dans une posture où elle peut se permettre de protester. C’est ainsi. Monsieur est plutôt doux, il caresse bien, et la vie à Saint-Pierre Port l’intéresse, elle s’attache à cette famille. Mais à aucun moment elle ne se fait la moindre illusion sur son rôle et sa condition, bien qu’elle en souffre vers la fin, après avoir quitté Hauteville House. Et c’est ce qui rend ce court roman déchirant, l’inégalité abrupte et si assimilée par tous qu’elle paraît la chose la plus naturelle du monde, c’est ainsi, les grands hommes règnent benoîtement sur tous ceux qui les entourent, et les petites servantes dévorées par la tuberculose ne font que passer, bonheur éphémère et léger, on en use, on les dédommage, on leur fait des petits cadeaux, et puis loin des yeux loin des mains, on a d’autres soucis autrement importants, Juliette est malade, Les Contemplations sortent, les Misérables s’écrivent, comme dirait un homme politique particulièrement féru d’inégalité, il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien.

Vu sous le regard sagace et distancié de cette petite servante qui jamais ne sera adulte, cette famille bourgeoise aux grands idéaux qui a besoin de petites mains pour assurer son train de vie laisse percevoir, sous un abord ouvert et généreux, une forme d’indifférence et de cynisme. Madame s’accommode de ce qu’elle appelle « le caractère » de Monsieur, entendez ce penchant qu’il a de trousser tout ce qui lui passe à portée de main. Celina aura une petite crispation de désenchantement en apprenant qu’en son absence, Monsieur s’est satisfait d’une autre servante, un laideron, car elle s’est crue, l’espace d’un instant de folie, personnellement désirée. Mais réellement elle n’est rien, ou pas grand-chose, et elle ne se révolte pas contre l’injustice de cette dissymétrie. L’argent qu’elle reçoit chaque fois qu’elle fait plaisir à Monsieur, s’il ne lui coûte guère à lui, représente pour elle, qui est payée quinze francs par mois, un supplément de revenu non négligeable, et qu’elle apprécie.

Si Celina se sait tout en bas de l’échelle, les pieds de l’échelle sont même, pourrait-on dire, posés sur son ventre, cela ne l’empêche pas de juger et de comprendre avec une grande finesse ce qui se joue dans cette famille ô combien patriarcale. Ainsi elle perçoit la détresse et la rancœur d’Adèle, qui se sent délaissée et ignorée par son père, tandis qu’il voue un culte à Léopoldine. Et elle est témoin de la colère sourde de sa femme et de la présence harcelante de Juliette Drouet, dont Madame est jalouse. Mais elle n’est pas jalouse de ce que fait son mari avec les servantes. Comme si, du fait que ce sont des domestiques, cela ne valait même pas la peine qu’on en parle.
Pendant les deux ans que Celina passera dans cette famille, elle perdra encore sa sœur Marie-Anne, sa préférée, et son frère Joseph. Et puis viendra le temps où il faudra songer à la remplacer, car elle aussi tombe malade. C’est ainsi.

Pour écrire ce livre, Catherine Axelrad s’est appuyée sur le journal d’Hugo à Guernesey, avec ses phrases énigmatiques sur Célina, et sur les lettres de sa femme. Dans ce journal était épinglée la lettre envoyée par la mère de Celina, et qui commençait ainsi : « Je pense que Monsieur Hugo aura beaucoup de peine d’apprendre la triste nouvelle qui suit… »

Et sans doute aura-t-il eu un peu de peine, bien qu’il l’eût envoyée, malgré ses supplications et alors qu’elle était déjà malade, apporter une lettre à Juliette Drouet sous une pluie diluvienne. C’est que les affaires importantes n’attendent pas.

Lonnie

L’enfant d’Aurigny, de Catherine Axelrad, collection l’un et l’autre, Ed. Gallimard, 1997

Illustration : Gina Cubeles © Oceans 2022