Agathe vit sur une presqu’île dans une maison à quelques mètres des vagues, avec ses parents et ses sept frères et sœurs. Son père est pêcheur et sa mère s’occupe du foyer en enchaînant les grossesses.
« Ma mère dit qu’elle nous aime. Qu’elle nous a acceptés tous les huit, l’un après l’autre. Mon père ne dit rien, il ne parle pas. Ma mère dit que nous sommes des cadeaux du ciel.
Un ciel d’encre noire, où les nuages courent comme des monstres, où la clarté de la lune entière est encore plus effrayante que l’obscurité. »
La jeune fille est malade de sa famille, de la maison, du vent incessant ; elle est surtout malade de la mer – cette mer qui l’emprisonne et ne lui laisse aucun répit, dans ce pays « où le ciel pleure salement, nuit et jour ».
« Depuis que je suis enfant, je suis faite d’éclats de verre. On s’ensanglanterait à me toucher. (…) Tout m’est subissement et horreur du subissement. L’envie de partir devient cuisante, à force d’enfler et de croître. (…) Et toujours, par tous les temps – éclairants ou nocturnes – le bruit des vagues montantes se fracasse dans ma cervelle. »
Malgré le garçon qu’elle retrouve parfois en cachette, l’adolescente ne se résigne pas. Celui qu’elle aime est fils de pêcheur, il sort déjà en mer. Il a des mains « douces et larges », mais Agathe s’est promis qu’elle ne deviendrait jamais une esclave comme sa mère. Elle lit Rimbaud et veut, comme lui, tailler la route. D’abord Paris, la gigantesque ville aux « façades sèches », et puis le monde.
« Je vivrai comme une nomade, un globe-trotteur. Glissant, volant. Jamais en repos. J’aurai extirpé mes racines de leur pot de glaise. Je partirai, toujours et de partout. (…) Nulle part, je ne laisserai mon ventre gonfler et nidifier d’un poids d’angoisse, qui me ferait infirme et vaine. Les glauques têtards accrochés, jamais. »
Et en effet, elle va partir, Agathe. Pas joliment, pas dans une action épique de liberté rebelle, elle va partir avec ce qu’elle a : un homme de passage qui veut consommer son sexe vierge pour prix du voyage, et un autre qui lui a laissé une sale réputation au village. Elle part comme elle peut, à la sauvette, elle s’enfuit avec les loups qui la jetteront dans une rue de Paris. Où elle pourra enfin « sourire » aux expériences extrêmes, aux « dérèglements », à « la dégringolade », où elle pourra enfin se trouver et se perdre…
Xavière Gauthier écrit bien. Elle sait nous faire toucher du doigt la violence de vivre, le désir ravageur de faire exploser toutes les gangues, d’éclater les injonctions, les possessions et les rôles ; et elle sait aussi nous bercer dans ses phrases. C’est rare.
Kits Hilaire
Délivrance de la mer de Xavière Gauthier, éditions Des femmes-Antoinette Fouque, 2025
Illustration : Délivrance de la mer © Adèle O’Longh 2025