Passagères de nuit
de Yanick Lahens

Au passage, réjouissons-nous que l’Académie Française, qui a reçu il y a 390 ans la mission d’élaguer la langue française de toutes les scories populaires, argotiques, féminisées, coutumières, patoisées qui l’encombraient récompense aujourd’hui ce superbe roman bariolé de créole qui remonte deux lignées de femmes, vers les origines de la mère de l’autrice d’une part, de son père d’autre part. Car on le comprendra au fil d’un récit somptueux, les hommes une protection, de l’argent, un affranchissement, mais ce sont les femmes qui tiennent, résistent opiniâtrement, préservent, se défendent, avancent et propulsent la génération suivante toujours un peu plus loin, à travers les convulsions sanglantes de ces deux poudrières, Saint-Domingue puis Haïti, et la Nouvelle Orléans.

Ce roman retrace les destinées d’Elizabeth, mère de Léonard Corvaseau et fille de Camille Dubreuil, elle-même fille de Florette Dubreuil, elle-même ayant traversé les grandes eaux à sept ans avec sa mère à bord d’un navire négrier. De l’autre côté la généalogie est plus courte, nous ne verrons que Régina, sa mère et sa grand-mère, car si la lignée remonte à la première aïeule à avoir traversé les eaux, si la résistance se transmet avec tout son appareil magique et tactique, les noms se sont perdus dans les plis du temps, ou n’ont pas à être révélés.

Le livre pourrait être un précis, justement, de résistance et de transmission opiniâtres. La base, on le comprendra rapidement et quelles que soient les modalités, est de se construire une sorte d’appareillage mental et psychique secret qui s’arc-boute, en l’absence de tout espoir, sur les immenses pans désertés qu’ouvre l’imbécillité du mépris chez les maîtres. Qu’ils soient en position de domination absolue n’entraîne absolument pas le moindre respect à leur égard, il va sans dire. Ils sont les murs et les chaînes d’un univers écrasé mais pas aboli, juste contraint à une forme d’existence souterraine, parallèle, qui tire ses fils entre les jalons issus de la vie antérieure et réappropriés sous un ciel devenu fanatiquement hostile.
Ainsi les mêmes enseignements sont transmis sous des formes différentes :

« …Dans ce sac, tu as déjà tout ce que tu as appris de ta mère, qui elle-même l’a appris de sa mère, et ce que ta condition d’esclave t’a enseigné. Tu le caches bien au fond du sac pour le recouvrir du savoir du maître. Tu feins d’aimer dans ce savoir jusqu’à ce qui t’humilie, te nie, t’efface. Parce que le maître est persuadé que tu ne sais rien, que tu n’es rien. Alors tu le laisses à sa foi trompeuse. Cette foi fait ton affaire. Son ignorance est ta force. Parce que tu connais son monde et le tien. Tu as cette longueur d’avance-là. »

« …Très vite j’appris à revêtir, au besoin, tous les masques. J’ai appris la dissimulation et le silence. »

« Chez Man Jo, j’appris les rudiments de la lecture : je pouvais dresser une liste, signer mon nom ou écrire quelques mots. Dans sa tête, c’était déjà quelque chose de pris à l’ennemi.
 » Tu sais quelque chose de lui, mais lui ne sait rien de toi. « 

« Tu regardes bien les gens, mais tu ne soutiens pas leur regard. Tu fouilles dans leurs yeux à leur insu, mais surtout, tu ne dis rien. Tu répondras toujours oui à Madame Mérisier, même quand tu penses non. Contrairement au non qui t’oblige à t’expliquer, le oui ne t’expose pas, ne t’engage pas. »

Cette survie passe aussi par les ancêtres, et par le vaudou. Par l’enracinement entêté au monde perdu, aux dieux et aux cérémonies, qui permettent de préserver une puissance collective secrète, mais aussi à cette incroyable réaction qui consiste à se réjouir, danser et chanter, comme pour conserver l’usage de la joie même en son absence, et donc refuser son anéantissement. Quant aux conduites, elles tiennent sur le silence, la préservation du monde d’antan et l’apprentissage de ce monde des maîtres. Et à ces diverses croisées, les femmes se tiennent à l’endroit de la plus féroce prédation, mais aussi des potentialités de survie liées à leur sexe. Ces femmes sont des maîtresses, jamais des épouses. Elles se mettent « en plaçage » et en tirent un pouvoir ambivalent, mais une liberté réelle. Toutes les femmes de ces deux lignées avant qu’elles se rencontrent croisent la route d’un maître qui est le leur, ou pas. Du pire propriétaire violeur au général adoré, les relations changent puisque l’amour finit par s’en mêler, mais pas les rapports radicalement inégalitaires, les épouses officielles, le statut. Dans le dénuement où elles se trouvent, dans ce que Régina appelle « l’invincibilité des pauvres », ces femmes avancent sans s’empêtrer de regarder en arrière, laissant sur leurs pas les atrocités comme les espérances, uniquement ancrées dans ce qu’elles n’ont pas encore réalisé.

Ce qu’il faut de volonté, sur des générations entières, ce qu’il faut de résistance pour émerger de l’esclavage dans un monde qui reste ennemi, et aller chercher avec les dents son indépendance, c’est ce que révèle ce roman en grande partie imaginaire, et pourtant plein de pistes erratiques recouvrant la question qu’on imagine centrale, comment ont-elles pu ? Où ont-elles trouvé la force ?

Les femmes-providences sont aussi là, dépositaires d’un savoir précieux, qu’il s’agisse de plantes ou de cosmogonies issues des origines et qui déploient une formidable énergie mystique propre à équiper chacune, pour chaque circonstance, du squelette approprié pour tenir debout à travers les pires avanies. Ce sont pour la plupart de vieilles femmes, ou du moins elles ont ce statut, et des femmes non seulement protectrices et bienveillantes, mais puissantes.

Les évènements traversés par les protagonistes de ce roman, qu’il s’agisse de planteurs esclavagistes ou de leurs descendants moins barbares, des esclaves émancipés par les armes ou de tout le peuple divers qui vit à Saint-Domingue, puis Haïti, après la déculottée historique infligée par les esclaves à leurs maîtres et qui se paiera par la mère de toutes les dettes odieuses, racontent les horreurs et le crépuscule de l’économie de traite, l’ancrage de toute une population déportée à cette nouvelle terre qu’elle fait sienne, lui donnant le nom dont l’avaient baptisée ses premiers habitants.
En 1803, lors de la victoire de Dessalines sur les troupes françaises soucieuses de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue, Florette Dubreuil, « cette négresse d’ébène pur » et la petite Camille, mulâtresse de cinq ans, fuient l’île où les planteurs, dont le maître qui vient de l’affranchir, sont mis devant leurs dettes de sang, pour débarquer avec lui et sa famille à la Nouvelle Orléans. Ce qui ne sera pas de tout repos. La même année a vu cette ville et toute la Louisiane vendue aux États-Unis par Bonaparte.

« Florette Dubreuil avait su se tirer d’affaire entre les créoles nés en Louisiane, propriétaires des plantations ou des bâtisses de la ville, tout comme l’étaient quelques affranchis, les Blancs fraîchement débarqués de Saint-Domingue ou refoulés de Cuba, les esclaves de tous ces maîtres, les Amérindiens Natchez, Apalaches et Houmas, les Acadiens, la cohorte d’aventuriers, pirates et contrebandiers, arrivés de toute l’Europe, et les quelques Noirs libres, tout aussi avides d’aventure que les premiers. »

Si Florette et Camille restent à la Nouvelle Orléans, bien que Florette soit passionnément intéressée par les destinées du pays de fortune où elle a mis le pied à sept ans sur un marché d’esclaves, Elizabeth reprendra le chemin de Saint-Domingue devenu Haïti quelque 30 ans plus tard, fuyant les conséquences d’un geste d’humeur que ni sa mère ni sa grand-mère ne lui reprocheront. Et c’est à Haïti, toujours secouée comme une proie dans la gueule d’un chien par les tempêtes, les tremblements de terre et les coups d’Etat, que son fils rencontrera des années plus tard Régina, née entre deux mornes et envoyée à l’âge de dix ans à Port-au-Prince, au service d’une mulâtresse haïssant sa propre peau. Leur rencontre se fera aux alentours de 1861, alors que le jeune général est engagé auprès de Geffrard et qu’elle est adolescente. Des années plus tôt, Camille écrivait à Elizabeth, établie à Port-au-Prince :

« .. Tu dis aimer cette ville où, à force d’insurrections, de tremblements de terre et d’incendies, on se fait à l’idée d’une vie qui se vit aux abords de la mort. L’intensité des journées, la joie intacte des cœurs, le calme orange et mauve de crépuscules dont la beauté ne dure que le temps de céder la place aux mystères qui enveloppent les nuits. Tout acquiert une épaisseur.
Il y a dans cette île une chose qui n’est pas encore dite, écris-tu. On ne sait pas exactement quoi, mais on a la certitude qu’elle doit être dite. Et cette chose nous traverse tous… »

Ainsi reste semé, au fil de ce récit éblouissant sur quatre générations de femmes, un mystère que rien n’arrive à réduire, et qui fait aussi la beauté du récit.

Lonnie

Passagères de nuit, Yanick Lahens, ed. Sabine Wespieser, 2025

Illustration © Mika Maly Montagne (détail)