Avez-vous vu Flatland – Trois Horizons
de Jenna Bass ?

Ce film magnifique et complètement cinglé raconte la fuite rocambolesque de deux jeunes femmes qui en ont une troisième, nettement plus âgée mais non moins folle, aux trousses. Les deux premières sont Natalie, qui vient de se marier et à la suite d’un viol conjugal fuit sur le dos de son confident, Oumie, un cheval, après avoir parlé à sa mère morte, et Poppie, sa sœur de lait, une gamine de quinze ans enceinte jusqu’aux dents d’un routier. L’épouse en fuite est métisse et assez pieuse, quoiqu’elle ait avec l’au-delà des relations qui se passent de Dieu. Sa sœur, une petite rouquine aux yeux pâles, ne craint ni ce qui se boit, ni ce qui se fume, et les hommes ne lui font pas peur. On apprendra au fil de l’aventure les liens qui les unissent. Dès le début du film, Natalie tire sur le pasteur aussi doux qu’un inquisiteur dominicain qui l’a unie à son promis, Bakkies, un jeune flic joué assez théâtralement par De Clerk Oelofse, qui à pour l’occasion se compose une splendide gueule de faux cul. Elle s’enfuit à cheval, délivre sa sœur de lait que « Tata », leur nourrice commune, séquestre plus ou moins et voilà les deux filles qui traversent le désert à cheval. Parallèlement Beauty, une flic addict aux soaps, reçoit des nouvelles de son ex, Billy, sorti de prison. À peine libéré le voilà accusé du meurtre commis par Natalie. Beauty n’en croit pas un mot mais comme elle est tenace et dispose d’un caractère d’acier, elle va s’évertuer à démontrer – malgré lui — l’innocence de Billy.

Beauty est noire, Billy aussi, Natalie est métisse, Poppie et Bakkies sont blancs, Tata aussi. Cette précision n’est pas aussi triviale qu’il y paraît, car en Afrique du Sud, malgré la fin de l’apartheid, certains clivages souterrains restent tenaces, ce que montre le film de façon continue et sans appuyer, comme s’il s’agissait d’un élément du décor parmi d’autres. L’action se déroule ainsi, entrelaçant la progression implacable de l’implacable flic au cœur d’artichaut et les rebondissements, circonvolutions, allers et retours des deux filles en fuite dans des décors d’une beauté à couper le souffle. C’est un road movie pour le principe général, des chevauchées dans le désert aux traversées en camion en passant par les motels, un western pour la sauvagerie grandiose des paysages. Bien que Johannesburg jamais atteinte serve de vague destination fantasmatique aux deux fugitives, le décor est rarement urbain.

Peu à peu l’affaire se complique, la mystique Natalie rencontre le plaisir, fruit défendu, dans des circonstances non moins défendues, Beauty perd l’amitié passablement douteuse de Jaap, le vieux flic et père de Bakkies, en défonçant des plates-bandes taboues, les routiers ne sont pas toujours sympas, les amitiés enfantines non spécistes sont brisées.

Ce film est surprenant du début à la fin, c’est un tourbillon de péripéties où chaque personnage déplie au fil du récit ses arrière-plans et ses sous-entendus. Les frontières entre ennemis et amis fluctuent, les identités sont à double-fond. Les rapports entre les deux fuyardes jouent les montagnes russes et ceux de Beauty et Billy ressemblent à un jeu de go particulièrement tordu.

Cependant c’est au pied du mur qu’on voit le maçon, et les scènes d’anthologie revisitées telles que celle du sauvetage de Poppies ou de la fusillade dans le bar du motel offrent de succulentes réinterprétations des classiques. Le héros sempiternel existe, dur-à-cuire, flegmatique et têtu, ne craignant pas les coups, tirant son plan au mépris de sa propre institution, fourrant son nez partout où on ne souhaite pas sa présence, aussi solitaire qu’un loup, et c’est une femme noire. Il faut saluer la remarquable interprétation de Faith Baloyi, impressionnante Beauty Cuba, la femme à qui on ne la fait pas et qui n’a qu’une faiblesse, son grand con de presque époux. Le couple tourmenté qu’elle forme avec Brendon Daniels dans le rôle de Billy, son éternelle toquade immature et récalcitrante, crève l’écran. Leur duo, côte à côte et flingue au poing dans le bar, tête-à-tête dans la baignoire, a quelque chose d’aussi mythique que celui, défait mais indestructible, de Jane Fonda et Robert Redford dans The chase.

La réalisatrice pratique un humour féroce, comme lors des retrouvailles calamiteuses de Natalie et Bakkies, ou quand Natalie s’enfuit avec la voiture de Beauty. Le film s’achève avec classe sur une fin grande ouverte pour tous les personnages, ce qui assez rare pour être dégusté. On en reste éblouie, le souffle court, avec l’envie de le revoir comme on a envie de relire un livre à peine posé qui nous a fait voyager loin.

Lonnie