Dans un village de montagne au décor magnifique et écrasant – une muraille rocheuse donnant sur l’horizontalité d’un lac de barrage – vivent une petite fille, Vicky, son père Jimmy, pompier laconique venu du Sénégal, et sa mère Joanne, nageuse qui anime des séances d’aquagym à la piscine des cinq diables. La fillette lui voue un amour exclusif et passionnel.
Vicky est un nez, capable non seulement de décomposer et d’analyser les odeurs mais de les sentir à distance. Elle crée des compositions olfactives au moyen de divers ingrédients, qu’elle classe dans des bocaux. Sa mère, dont elle s’efforce de recréer les différentes odeurs, est l’une de ses inspirations principales.
Un jour Julia, la sœur de son père, débarque dans la famille à l’initiative de celui-ci – et contre la volonté de Johanna. Vicky essaie de reconstituer son odeur en adjoignant à d’autres ingrédients le contenu d’un mystérieux flacon qu’elle lui a dérobé, mais lorsqu’elle rouvre le pot étiqueté Julia après l’avoir secoué, elle s’évanouit. Elle est alors transportée dans le passé de sa mère, du temps qu’elle n’existait pas encore. Le film bascule inexorablement dans le fantastique tandis que se déplient toutes les implications d’une histoire antérieure à sa naissance et qui continue de hanter ses parents – et sa tante.
Rapidement on se rend compte que la vie est loin d’être idyllique dans ce paradis montagnard de carte postale. Comme dans beaucoup de petits bleds, les préjugés sont tenaces et chacun est épié dans ses moindres gestes. Vicky est harcelée par les autres enfants à l’école, ce dont elle semble se moquer mais qui accentue sa solitude et son penchant à fouiller dans les coins et épier les adultes. Les phases de retour vers le passé, en l’élucidant, dénouent le présent et lui donnent une autre orientation, jusqu’à la fin en abyme. Ce va-et-vient entre présent et passé, l’enfant et Julia étant seules capables d’ubiquité, installe une atmosphère d’envoûtement où l’angoisse pourtant est toujours négligeable par rapport au sentiment de plonger jusqu’au cou dans les passions contrariées des personnages.
L’image du film est somptueuse, couleurs vibrantes et caméra mobile multipliant les angles de vue, parfois aérienne et tournoyante. Elle semble par moments caresser les personnages principaux dont on a l’impression que tous sont aimés, tous se trouvent sous un regard sans jugement, plein de compassion, même dans les scènes de violence. Mais on a aussi la sensation de se trouver piégé dans une boucle temporelle d’éternel retour. Le déroulement de l’histoire, à tiroirs, syncopé, suit un rythme soutenu qui permet pourtant de s’attarder sur les personnages. La bande-son du film, de Yolande Decarsin, riche en bruitages, cris d’animaux, grincements, rumeurs de machines, contribue à l’impression de profondeur onirique. Plus le film avance, plus les personnages se révèlent, comme s’ils grandissaient, gagnant en profondeur et nous touchant de plus en plus.
La petite Sally Dramé, onze ans, joue Vicky avec une maîtrise et une intelligence remarquables. On garde longtemps en tête son petit visage hanté et plein de détermination. Adèle Exarchopoulos incarne une femme déchirée, d’abord froide et renfrognée, mais qui peu à peu révèle toute l’intensité et la chaleur de ses sentiments. Souala Emati, dans le rôle de Julia, souligne la fragilité et la détresse, mais aussi la pugnacité du personnage. Patrick Bouchitey joue parfaitement le père beauf, tandis que Moustapha Mbengue et Daphné Patakia, incarnant respectivement Jimmy et Nadine, la collègue de Johanna, sont profondément émouvants. C’est un film hybride qui joue sur divers tableaux sans en abandonner un seul, film d’amour, film fantastique, film d’investigation, et nous laisse émerveillés, un mystère irrésolu entre les mains.
Lonnie
Les cinq diables, film français de Léa Mysius, 2022