Cette comédie grinçante et jubilatoire relate l’installation à Ehzarra, banlieue populaire de Tunis, d’une psychanalyste trentenaire qui a vécu en France depuis l’âge de dix ans et cherche peut-être autre chose que de se rendre utile juste après le grand bouleversement de la Révolution.
C’est d’abord par le biais d’une hallucinante galerie de portraits que le film dépeint une société désorientée et chaotique, mais pleine de débrouillardise et de vitalité. À commencer par la psychanalyste elle-même, Selma, immédiatement identifiée comme française avec ses tatouages, son célibat et sa solitude revendiquée, bien plus empathique et généreuse que sa rudesse et son air buté ne le laissent deviner au début. À vrai dire Selma n’a pas plus ni moins d’originalité que ceux qu’elle croise nuit et jour, de sa cousine adolescente qu’on pourrait surnommer « une connerie par jour » à la coiffeuse qui a tout pour être heureuse et se demande pourquoi elle a envie de vomir tout le temps, en passant par le boulanger aux rêves harcelants (un des plus créatifs), la fonctionnaire qui fait traîner le dossier de régularisation de son activité, l’oncle honteux, l’Imam malheureux ou le flic équivoque dont on se demande pendant tout le film s’il est amoureux, pervers, idiot ou simplement paradoxal. Freud dans son cadre, coiffé d’une chechia, suit tous ces rebondissements d’un air sévère, pris pour un frère musulman, un grand-père ou à tout le moins un homme barbu et respectable.
Il y a des séquences de pur bonheur, comme celle où Baya, la coiffeuse, réunit toutes ses clientes pour permettre à Selma de présenter son activité. Celle-ci se retrouve alors devant un aréopage de femmes de tous âges auxquelles elle doit expliquer ce qu’est la psychanalyse (« un voyage dans soi qui permet de trouver une porte de sortie »). Quoiqu’aient prophétisé l’oncle et la tante, peu emballés de voir leur nièce installer le chaos sur la terrasse d’en haut (on n’a pas besoin de la psychanalyse quand on a Dieu), le cabinet de Selma connaît tout de suite un succès fulgurant et une interminable queue s’installe, au grand dam de la famille, dans l’escalier et la cour.
Selma défendra son activité sempiternellement compromise tout au long du film avec opiniâtreté, marquée à la culotte par ses patients et un sort contraire. Certains sont lourdement traumatisés, d’autres ont du mal à s’accepter et la plupart se débattent sincèrement avec eux-mêmes dans le chaudron bordélique de la condition humaine, avec ses chausse-trapes intimes et collectives. Ce qui finit par ressortir, sur une happy end qui ne manque pas de cran, c’est l’amour qu’éprouve Selma pour cet endroit qu’elle n’a connu qu’avant dix ans mais qu’elle a élu et l’endroit lui-même, bigarré d’aventures individuelles et collectives, d’existences qui s’entrechoquent, de peurs diffuses (ces salafistes qu’on ne voit jamais mais dont on sent l’emprise), de rebondissements contradictoires. Mais cet essaim de gens déchirés et plein de vie qui bourdonne autour de Selma et auquel elle finit par s’incorporer, là est sa place, et on le ressent avec beaucoup d’intensité. Il y a tant de fils narratifs qui ne sont que de relations, celle qu’elle a avec la fonctionnaire chargée de lui obtenir l’autorisation, celle qu’elle entretient avec Baya la coiffeuse, ressource inépuisable, l’amitié précautionneuse qu’elle installe entre l’Imam dépressif et elle, les rapports brinquebalants et non dénués d’attraction entre le flic incernable et elle, ses démêlés avec son inénarrable cousine, un élixir ultra-concentré d’ado infernale, par moments on a l’impression qu’elle est plusieurs tant elle les accumule, et tant d’autres, tout cela se tisse et donne maintes couleurs à la trame du récit, qui est celui de son installation contre des vents contraires mais avec des courants favorables dans un pays dont on a l’impression qu’il lui offre, au milieu de toutes ses tribulations, la lumière, le mouvement et la liberté. Car Selma, qui est à sa façon l’incarnation féminine de Han Solo, non seulement reste ce qu’elle est, une solitaire entêtée soucieuse des autres, mais elle est aimée et appréciée par les personnes les plus différentes et les plus antagonistes.
On retiendra l’interprétation impeccable de Golshifteh Farahani, impassible créature qui arrive à rendre expressif, dans son expression maussade, le moindre frémissement de lèvres, la moindre ébauche de sourire, le plus bénin haussement de sourcil ou le plus chiche écarquillement d’yeux. Un jeu distancié et subtil, comme l’art qu’elle exerce dans le personnage de Selma. Mention spéciale aussi à Hichem Yacoubi dans le personnage de Raouf, le boulanger, à Aïsha Ben Miled dans celui de la cousine déchaînée, et à Feriel Chamari qui joue avec une simplicité pleine de vie Baya la coiffeuse.
Lonnie
Un divan à Tunis, film franco-tunisien de Manele Labidi, 2019