« Je ne veux pas qu’un homme mette du sucre dans mon thé. Certains sont si méchants que j’ai peur qu’ils m’empoisonnent. » Ainsi parle « Ma » Rainey dans Boweavil Blues…
Gertrude « Ma » Rainey, dite la mère du blues, et Bessie Smith, dite l’impératrice du blues ; deux musiciennes populaires noires dans les États-Unis de la fin de l’esclavagisme, deux auteures-interprètes portant la soif d’égalité et d’indépendance dans l’apartheid américain du début du vingtième siècle.
Dans un livre qui fut à sa sortie en 1998 « une révélation et une véritable rééducation » pour Toni Morrison, Angela Davis nous déroule une lecture politique, sociologique et féministe de la musique noire des années 1920-1940, « prélude historique annonçant la contestation sociale à venir », qui en finit avec les visions pittoresques et misérabilistes du genre.
Si nous n’avons su que récemment que le premier guitar hero était une guitar héroïne (voir l’article consacré à Sister Rosetta Tharpe dans Double Marge) nous apprenons ici que les premiers blues enregistrés le furent par des femmes. Cela transforme radicalement notre manière d’appréhender les textes.
« Mon homme noir a vraiment ses manières d’araignée (spider ways)
Il rampe après moi tout au long de mes jours naturels
Je suis comme une pauvre mouche, homme araignée (spider man), s’il te plaît laisse-moi partir (bis)
Tu m’as enfermée dans ta maison et je ne peux pas enfoncer ta porte. »
Bessie Smith et Gertrude « Ma » Rainey, toutes deux ouvertement bisexuelles, ont passé beaucoup de temps sur les routes, sillonnant le pays alors que la génération précédant celle de Rainey avait vécu l’esclavage. Le thème du déplacement, sous toutes ses formes, revient constamment dans leurs textes. Si Bessie Smith détruit avec humour le mythe de Spider Man et proclame son refus d’être privée de liberté, elle n’en chante pas moins, tout comme Gertrude « Ma » Rainey, le désir et la sexualité. En pleurant leurs amants infidèles et souvent violents, toutes deux proclament l’existence de ces derniers, bien loin des images d’épouses et de mères qui étaient alors le dogme, aussi bien chez les Blancs que dans la petite bourgeoisie noire.
« Le blues des femmes suggère une rébellion féministe émergente dans la mesure où il nomme sans ambiguïté le problème de la violence masculine. Il sort cette dernière de l’ombre de la vie conjugale, où la société la gardait cachée. » Dans Cell Bound Blues, dont elle a écrit les paroles, « Ma » Rainey va encore plus loin dans la transgression avec des sujets que la société ne souhaitait guère voir portés par une femme.
« Hey, hey, gardien, dis-moi ce que j’ai fait (…)
Je suis entrée dans ma chambre l’autre nuit
Mon homme m’a suivie et a commencé à me taper
J’ai pris mon arme dans la main droite
« Arrête, je veux pas tuer mon mec. »
Quand j’ai fait ça, il m’a frappée à la tête
Au premier coup de feu, il est tombé mort par terre. »
L’auteure nous emmène des tout premiers enregistrements de blues à Billie Holliday, dont elle nous rappelle qu’elle n’était pas que l’extraordinaire chanteuse à la voix déchirante et au destin tragique que l’on sait, mais qu’elle avait aussi une conscience de classe et pouvait porter une parole engagée – on se souvient des corps de Noirs lynchés qui pendent des arbres du Sud dans Strange Fruits, son « “cri de révolte” contre le racisme », selon ses propres termes. Sa participation, en 1944, à un concert de soutien aux Associated Communist Clubs of Harlem n’était pas anodine.
Ainsi que le dit fort bien Angela Davis dans ce livre hautement recommandable : « Dans la musique, dans son phrasé, dans son tempo, dans le timbre de sa voix, les racines sociales de la douleur et du désespoir que vivent les femmes éclatent au grand jour ».
Kits Hilaire
Blues et féminisme noir d’Angela Davis, Libertalia poche, 2021
L’intégralité des textes relevés dans l’édition originale américaine ainsi que les chansons du CD accompagnant l’édition en grand format (2017) sont disponibles ici.