D’une certaine façon, Chavirer, de Lola Lafon, s’inscrit dans le même courant, quoiqu’il s’agisse d’une fiction, que le très beau Le consentement, de Vanessa Springora. Ce sont des œuvres qui se soucient peu de trancher à la hache, et posent sur le scabreux de l’emprise envers les adolescents un regard subtil, en demi-teinte et pourtant sans complaisance. On pourrait également ranger dans cette catégorie le très beau film The tale, ou Le passé recomposé, de Jennifer Fox, qui relate la façon dont une sordide histoire d’abus qui n’a jamais été identifiée comme telle par l’adolescente qui l’a vécue à treize ans se rappelle avec violence à la quadragénaire qu’elle est devenue, lui faisant revisiter tout ce qu’elle a vécu depuis et ce qu’elle est.
Cléo est une fillette de treize ans de condition modeste, férue de danse. Dès le début du roman on est happé par cet univers sensoriel qui se rattache aux scènes de théâtre où les danseuses se produisent. « Elle avait traversé tant de décors, des apparences, une vie de nuit et de recommencements. Elle connaissait les coulisses de tant de théâtres, leur odeur boisée, ces couloirs tortueux où les danseuses se bousculaient, les murs roses et râpés de loges sans fenêtres au lino terni, ces miroirs encadrés d’ampoules, les coiffeuses sur lesquelles une habilleuse disposait son costume, épinglé d’une note de papier : Cléo. »
Écartée de la danse classique pour laquelle elle est trop plébéienne, Cléo découvre l’univers du modern jazz et la tyrannie de Stan, professeur trop exigeant de jeunes novices comme elle à la MJC, au risque de les abrutir d’enchaînements, leur rompre les tendons, leur déchirer les muscles. C’est dans ce décor minable où elle craque comme une chrysalide que se pointe un jour une femme élégante, Catherine, appelez-moi Cathy, en quête de talents pour une nébuleuse bourse d’excellence de la non moins nébuleuse fondation Galatée. Il s’agit, on le comprend rapidement, d’une recruteuse de très jeunes filles auxquelles on fait miroiter un avenir d’étoiles à des fins de prostitution. Progressivement engluée dans les fils de soie d’un piège qui se compose de cadeaux, argent d’une séance de pose, foulards, parfums, vêtements, restaurants, l’adolescente anesthésiée par tant de luxe rencontre un membre de la fondation qui s’intéresse particulièrement à elle. Au dernier moment pourtant, trop sauvage, elle n’ira pas jusqu’au bout. Évincée de la bourse, un temps désespérée, (« Une honte qui en dissimulait une autre. La honte de s’être laissée faire et la honte de ne pas avoir su se détendre pour se laisser faire. ») cette Cléo trop jeune encore et dont le tour viendra, la bourse étant attribuée à des adolescentes âgées de treize à quinze ans, accepte avec soulagement de servir de recruteuse. Et elle va en piéger, de ces adolescentes plus ficelle qu’elle et qui rêvent de l’être. « Les filles du lycée pro Maximilien-Perret abordaient la possibilité d’une bourse comme un job. Elles ne s’en cachaient pas : elles n’avaient aucun projet. Mais besoin d’argent. Cléo les aimait pour leur façon impavide de passer un marché, de siffler pour héler une copine, de garder les écouteurs de leur walkman rivés aux oreilles quand on s’adressait à elles, de se serrer le ventre dans des jeans clairs et de rire en renversant la tête en arrière. » Jusqu’à ce qu’apparaisse dans sa vie la trop jeune et trop accrocheuse Betty, douze ans, qui va littéralement la court-circuiter. Et déjà « Cléo, treize ans, sept mois, était envahie de ce monologue connu d’elle seule dès lors que les bruits du quotidien cessaient, les volets fermés, ses parents couchés : le manège grinçant d’une ferraille de mots sans personne pour y mettre fin, personne pour reprendre le récit à zéro et examiner posément les faits, l’absoudre ou alors la condamner. »
D’une certaine façon Cléo réalise son rêve, qui est de devenir danseuse, dans les revues d’arrière-plan du music-hall télévisuel. Elle y devient assez célèbre, à sa manière, pour que les gens la reconnaissent dans la rue. Le roman est aussi un hommage à cette culture populaire trop facile et si méprisée : jamais Cléo ne sera d’une autre naissance que la sienne, sa sincérité lui sera toujours préjudiciable. « Si elle avait bien compris, il y avait la nudité « novatrice » qu’acclamaient des spectateurs des classes moyennes et celle de la revue, réservée aux ploucs venus en car de leur province. Du simple mépris de classe. » Dans ce milieu féroce à mille lieues des vulgaires revendications, les danseuses peinent à réclamer des droits, et les actions sont rares. Pourtant il connaîtra la même évolution que tous les autres, vers toujours plus de précarité, des conditions d’exercice toujours plus impitoyables.
De beaux portraits traversent le livre, qui sont peints d’une plume désenchantée. Yonasz, intellectuel bien sommaire, Claude, l’habilleuse aux angles morts, Lara, un grand amour aux grands principes et aux petits sentiments. Cléo, portant au cœur une blessure ouverte et saignante qui a nom Betty, apparaît, sauvage et solitaire, comme étrangement lucide et sans illusions sur cet univers factice qui est sa vie, mais aussi sur les normes non moins factices qui ménagent les zones grises propices à tant d’abus. C’est un personnage magnifique et touchant. De son côté Betty, elle, précocement enrôlée dans un rôle trop grand pour elle, verra pourtant sa couleur bêtement s’opposer à toute évolution de carrière : une danseuse dont la peau ne se confond pas avec le rose blême des chaussons de danse, ça ne peut pas convenir. Ainsi se déroule la vie sacrifiée de l’une et de l’autre, entre les prédateurs sans pitié et les proches sans merci, dans une société globalement indifférente à leur héroïsme de persister à vivre. Elles empruntent parallèlement des chemins semés de chausse-trappes jusqu’à ce qu’enfin l’existence relâche la pression sur elles, leur apportant un semblant de paix, et c’est alors que la fondation Galatée refait surface.
Jusqu’à sa fin émouvante, le roman ne s’intéresse absolument pas à ces hommes qui payaient pour pouvoir abuser de fillettes mystifiées, non plus qu’à Cathy, la rabatteuse. Ils font partie du décor relationnel ambigu de toute société, abritant des parasites, des prédateurs, des escrocs. Ils sont vus de l’extérieur, de façon très physique, ils restent impénétrables, comme s’ils n’avaient que des comportements, pas d’esprit derrière qu’on puisse saisir. On les reconnaît à ce qu’ils renvoient la gamine à elle-même, fait-elle bien, est-elle comme il faut être, en une anticipation cinglante de la culpabilité dont dès le départ elle est chargée pour avoir été convoitée. Et ce face-à-miroir de la proie aveuglée par son reflet n’est pas la moindre finesse du récit. Les prédateurs sont des surfaces réfléchissantes, c’est le B-A BA de la manipulation, on peut finir par savoir ce qu’ils veulent, mais pas comment ils pensent. Chacun de leurs mots répétés comme des mantras, chacune de leurs expressions, en italiques, sont des modes d’emploi, des injonctions incompréhensibles mais impérieuses pour l’adolescente. Mais c’est elle qui est vibrante, chaude et vivante, qui souffre et respire, qui se débat et réfléchit obsessionnellement, n’arrivant pas à mettre des mots sur ce qui lui arrive, à le comprendre complètement. Et tout le long du roman, tandis qu’elle gagne en taille, en âge et en maturité, elle reste cette enfant paradoxale étranglée par le non-dit et le non-compris, lestée d’un passé impossible à métaboliser pour s’en défaire.
Lonnie
Chavirer de Lola Lafon, Actes Sud, 2020
Photo © Adèle O’Longh