Ce passionnant documentaire nous fait découvrir le premier tribunal international citoyen, le tribunal Russel, créé dans les années soixante pour faire ce que ni l’ONU ni aucun gouvernement ne se chargeaient de faire jusqu’alors : renseigner les crimes de guerre au Vietnam. C’est donc un tribunal autoproclamé, sans aucune reconnaissance légale, qui s’appuie sur un ensemble de lois internationales parfaitement reconnues.
Le film commence à la salle des archives du Tribunal Permanent des Peuples, à Rome, et c’est son secrétaire général, Gianni Tonini, qui nous en ouvre les portes. Bertrand Russel, grand humaniste et excentrique mathématicien et philosophe issu d’une des plus anciennes familles de la noblesse anglaise, en eut l’idée et l’initiative. Après une première réaction de refus, il adjoignit à son projet Jean-Paul Sartre, qui désormais s’y engagea corps et âme comme président du comité exécutif. Ce tribunal prétendait juger les crimes contre l’humanité commis par les États-Unis au Vietnam. Bertrand Russel, qui s’était déjà illustré par son opposition pacifiste aux guerres et plus récemment par son engagement en faveur du désarmement nucléaire, fit sur les ondes une déclaration courte et sans fioritures : « J’en appelle à toutes les personnes concernées par la liberté et la justice. J’ai demandé à des intellectuels éminents et indépendants, des hommes et des femmes venus du monde entier, de former un tribunal international des crimes de guerre qui recueille des preuves sur les crimes commis par les États-Unis au Vietnam. Cette déclaration n’est pas faite à la légère et ne cherche pas à créer la polémique. La presse occidentale a rapporté des actes qui nous forcent à regarder vingt ans en arrière des faits comparables dans notre histoire commune. »
Toute une partie de la presse se déchaîna pour souligner l’illégitimité du tribunal, ainsi que ses probables affinités communistes. Londres refusa de donner asile à cette initiative iconoclaste. De Gaulle, qui s’est dit opposé à l’intervention des États-Unis, ne tint pas non plus à garder la patate chaude dans les frontières hexagonales. Ce fut finalement à Stockholm que s’ouvrit, le 2 mai 1967, la première session du tribunal.
Faisant alterner les images d’archives avec les entretiens de personnes qui participèrent au Tribunal Russel, le documentaire nous plonge dans l’époque, mais aussi dans ce que le présent en a retenu. Quatre mois avant que se tienne la première session, consacrée aux crimes de guerre, plusieurs commissions d’investigation s’étaient rendues au Vietnam, où les enquêteurs furent les premiers occidentaux à être acceptés dans la zone de guerre. La population était éberluée de les voir venir chercher des preuves concrètes, filmées, matérielles, des atrocités en cours. Le docteur français Abraham Behar, Tariq Ali, à l’époque étudiant pakistanais exilé étudiant à Oxford, Long Kieu Xuan, accompagnateur vietnamien de la commission, le médecin français Marcel Francis Kahn, Erich Wulff, qui séjournait au Vietnam depuis plusieurs années, et Alexandre Minkowski, expert, témoignent à l’écran de ces premières enquêtes. Cinquante-cinq ans après, Tariq Ali garde un souvenir très vif de Bertrand Russel, alors âgé de 94 ans, qui le contacta sans chichi pour lui confier la mission d’investigation au Vietnam, mais aussi de la terrible accoutumance à l’horreur qui fut la sienne au bout d’une dizaine de jours à voir des corps brûlés, mutilés, des enfants morts ou atrocement blessés, après un premier temps de choc terrible. On voit bien que ça vous bouleverse, lui disaient les Vietnamiens, mais nous, on ne peut pas s’arrêter à ça, on a un pays à tenir, une guerre à mener.
En quatre mois, des preuves accablantes furent accumulées sur tous les aspects de cette guerre « à caractère génocidaire », comme le dit Tariq Ali qui répugne, comme nombre des participants, à employer directement le mot de génocide. Hôpitaux, églises, gares, écoles bombardées en l’absence de toute cible stratégique, bombes incendiaires larguées sur des petits villages de paysans, premières bombes à fragmentation contenant des « ananas » et des « goyaves » bourrées de billes destinées à mutiler, défigurer, blesser gravement, mais inopérantes contre les bâtiments, gaz incapacitants mortels en milieu fermé utilisés pour noyer les souterrains où se réfugiaient les combattants mais aussi nombre de familles, agent bleu, agent blanc, agent orange, déversement de poisons sur les plantes, les animaux domestiques et sauvages, les humains, et provoquant des famines dont les civils étaient les premières victimes, etc. etc.
En même temps que les enquêteurs exposaient leurs preuves, que des civils vietnamiens brûlés au phosphore venaient témoigner devant le tribunal et montrer ces atroces brûlures qui continuent, les particules ayant pénétré la peau, à dévorer les chairs pendant des semaines, ces preuves et ces témoignages étaient transmis au Pentagone.
La deuxième session, traitant des sévices et représailles sur la population, eut lieu au Danemark, à Roskilde. Deux GI vinrent y témoigner de façon détaillée des tortures qu’ils pratiquaient sur les civils. Un reporter de guerre français, Jean Bertolino, qui suivait un détachement de GI, rapporta des preuves photographiques accablantes de crimes de guerre. Il témoigne dans le documentaire que le gradé en charge de la zone le laissa partir avec ses négatifs, dont il n’ignorait pas l’existence. Il fut établi que la population vietnamienne, composée principalement de petits paysans, était massivement déportée et regroupée dans des camps où les femmes étaient contraintes à la prostitution, les enfants au vol, et tout le monde au désœuvrement et à l’humiliation.
Quoique n’ayant aucun pouvoir de juger ni de condamner, le tribunal avait celui de déclarer coupable, et c’est ce qu’il fit preuve à l’appui. C’était la première fois que fonctionnait une telle institution. Depuis, 200 tribunaux sur ce modèle se sont emparés des injustices que les États ou les grandes institutions internationales laissent passer pour les dénoncer publiquement. À notre époque où l’initiative citoyenne a le vent en poupe, ce documentaire unique, le premier sur le Tribunal Russel, est non seulement palpitant autant qu’éprouvant (les images de cette guerre particulièrement sale ne nous sont pas épargnées), mais indispensable.
Lonnie
Citizen Tribunal, film documentaire français de Clara Ott, 2022