« Que fais-je d’autre qu’oser un pas de côté pour mieux voir, voir les signes qui puisent en moi et qui annoncent l’Époque, ses contradictions, sa fureur, sa tragédie et son impossible reproduction ? »
Avec Croire aux fauves, Nastassja Martin renoue le lien que l’anthropologie entretient avec la littérature. En effet, c’est bien d’un texte littéraire qu’il s’agit là. À l’image de la cosmologie animiste qu’étudie l’auteure depuis des années, il vient nous parler d’intériorité, d’âme partagée avec tous les êtres. Il unie le poétique et le rationnel, l’extérieur et l’intime. Car qu’y a-t-il de plus intime que de se retrouver dans la gueule de l’ours ? Sentir son haleine pestilentielle, vivre le noir qui y règne, les crocs de l’animal qui défoncent la mâchoire, dents contre dents. Être mangée par un ours. Croquée par un ours. Et en sortir vivante.
« Il y a trois ans, Daria m’a raconté l’effondrement de l’Union soviétique. Elle m’a dit Nastia un jour la lumière s’est éteinte et les esprits sont revenus. Et nous sommes repartis en forêt. »
Pour Daria, la cheffe de clan évêne qui l’accueille depuis des années à Tvaïan, « l’un des bouts du monde, pour de vrai », dans les montagnes du Kamtchatka aux confins de la Sibérie, Nastassja Martin était déjà, Matukha, ourse ; la chercheuse voyait souvent l’animal la nuit en songe. Lorsque le rêve « rejoint l’incarné », qu’elle rencontre l’ours sur son chemin, qu’ils se fixent dans les yeux, et que celui-ci broie sa tête mais pas tout à fait, lorsqu’elle lui plante un piolet dans le corps, lorsque les deux survivent à cela, « le temps du mythe devient réalité ». Et la jeune femme devient Miedka, « moitié-moitié », celle dont les rêves sont en même temps ceux de l’ours.
Devenir femme-ourse, entrer de plain-pied dans la zone métamorphique lors d’une rencontre qui réactualise un mythe premier, sans perdre de vue le processus, voilà ce que raconte l’écrivaine dans ce texte hors-norme qui nous explique notre époque comme aucun autre. En résonnance, dit-elle. Nastassja Martin fait œuvre d’anthropologie ; la « rencontre de l’entre-deux mondes » avec l’ours lui donne accès à un espace « entre l’humain et le non-humain »
« Elle chuchote : Parfois certains animaux font des cadeaux aux humains, lorsqu’ils se sont bien comportés, lorsqu’ils ont bien écouté tout au long de leur vie, lorsqu’ils n’ont pas nourri trop de mauvaises pensées. (…) Toi, tu es le cadeau que les ours nous ont fait en te laissant la vie sauve. »
À la croisée des zones, à son retour de « cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir » , débordée par ses rêves et occupée à survivre physiquement à la rencontre violente avec un ours, l’anthropologue est devenue elle-même poreuse au monde des non-humains, elle est devenue l’un de « ces êtres qui se sont enfoncés dans les zones sombres et inconnues de l’altérité et qui en sont revenus, métamorphosés, capables de faire face à ce qui vient de manière décalée , ceux qui font à présent avec ce qui leur a été confié sous la mer, sous la terre, dans le ciel, sous le lac, dans le ventre, sous les dents. »
Ce qui se passe après cette implosion des frontières, le séjour de Nastassja Martin dans les hôpitaux russes, ses sentiments, les interventions chirurgicales, les nouvelles opérations en France, le regard porté par notre société sur elle, sur l’ours, sur son histoire, sa détresse, les réactions de son entourage, tout est documenté dans le livre. À l’occasion d’un postulat de sa thérapeute qui ramène l’ours à elle, pour qui, entre autres, il « matérialise une limite » dans la vie de la jeune femme, l’anthropologue nous donne à voir la monstruosité de notre rapport à l’alter et pose une question déterminante : « Que s’est-il passé ici, pour que les autres êtres soient réduits à ne refléter que nos propres états d’âme ? Que fait-on de leur vie à eux, de leur trajectoire dans le monde, de leurs choix ? » En tant que chercheuse, occidentale, et femme-ourse, elle parle depuis cette zone de mouvement qu’elle habite désormais entre les mondes et leurs différentes interprétations.
Cette histoire pourrait être l’un des récits des temps à venir, des temps où nous sommes déjà. À travers elle, Nastassja Martin nous donne la réponse de l’animisme, quand ce qui nous différencie les uns des autres n’est qu’une enveloppe extérieure. Elle nous raconte un moment de création archaïque.
« (…) L’évidence de la forêt, l’évidence qui fait que je décide de ne pas mourir. Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle. »
L’union implosive de la femme et de l’ours, ainsi que ce qui en découle, nous dit Nastassja Martin, correspond aux processus mythiques de l’avant spéciation. C’est, dit-elle, l’endroit exact où nous nous trouvons aujourd’hui, avec l’effondrement écosystémique global. Les êtres s’hybrident, des espèces se mélangent entre elles pour en créer de nouvelles ; les animaux et les plantes, tout se recompose à grande vitesse, et « on est à un moment crucial de l’histoire où l’on peut vraiment repenser nos manières de nous relier au vivant, et même repenser le vivant, puisque le vivant est lui-même en train de se repenser. » *
Et c’est bien ce que fait Nastassja Martin, dans ce livre essentiel, ancre, chercheuse, habitante des zones liminaires, elle qui s’est trouvée mélangée à l’ours dans un moment de genèse, elle se repense à travers l’évènement « qui doit être mangé et digéré pour faire sens », et, ce faisant, elle nous repense nous, dans ce vivant qui se métamorphose sous nos yeux.
Kits Hilaire
Croire aux fauves de Nastassja Martin, éditions Verticales, 2019
* Nastassja Martin dans Par les temps qui courent, France Culture
Photo © Adèle O’Longh