Ça commence comme un polar un peu singulier, un peu fantastique, par la voix d’un petit garçon qui raconte tout ce qui s’est passé juste après sa mort. Cette histoire, qui pourrait arriver n’importe où, se déroule en Corse, et la beauté des lieux, si elle n’empêche pas les humains de se démolir avec entêtement, donne un décor majestueux à la tragédie. Elle l’accompagne aussi du poids particulièrement lourd des rôles traditionnels, du contrôle collectif.
L’enfant a été tué d’un coup de fusil, mais on sait assez vite que cette péripétie, sa mort, n’est qu’un prétexte narratif. En fait elle est accidentelle, il a été tué d’une balle perdue lors d’une chasse. Et sans doute un petit de cet âge n’aurait pas dû se trouver tout seul sur ce sentier de montagne où a cours une battue. Ainsi flottant dans cet espace un peu indéfini de sa mort récente, Dominique nous raconte tout de sa courte vie, onze ans. Il remonte le temps et le descend aussi en assistant aux évènements qui ont lieu après sa disparition. La narration est ainsi faite que le plus souvent il se glisse dans la subjectivité des vivants et dans leurs sentiments, leurs sensations, pour décrire ce qui se passe, comme s’il ne le percevait que par eux. « Mais les enfants morts ont l’énergie de leur jeunesse ! Ils n’ont pas tellement envie de quitter la terre et s’accrochent plus que les autres aux vivants. »
Peu à peu apparaît, de façon de plus en plus nette, le couple qui a présidé à cette vie, et en a entraîné la fin. Piégé comme un petit animal sans choix entre un père alcoolique en roue libre et une mère dans le déni qui ne cesse de se battre au lieu de fuir, il entend ses G. I. Joe déblatérer des discours misogynes. Il souffre d’une crise de somnambulisme, se referme sur lui-même. Il cherche le secours d’une présence bienveillante et surtout qui se soucie au moins un peu de lui, et c’est la vieille Lucie, auprès de laquelle il trouve un peu de paix.
Ce n’est pas une histoire de meurtre, mais pour finir, cet enfant tué par accident a bel et bien été lentement assassiné. Et il raconte tout, par sa propre voix, et quand les faits à révéler sont trop violents, par la voix des adultes qu’il suit, par la voix de sa mère rendue folle de culpabilité à la suite de ce dénouement, par la voix de son père en plein delirium, souffrant d’agitation et suivant le fil décousu d’une errance maladive.
Le petit voulait un chien. Il l’aura, et dans cette famille où tout se décompose à une vitesse fulgurante, le chien incarnera le déni constant, construit jour après jour, heure par heure. Tout va s’arranger. On va recommencer à zéro. Repartir d’un bon pied. Ça pue. On va faire comme si ça ne puait pas. Ça va passer.
La mère est touchante dans son aveuglement à ne pas vouloir reconnaître que eh bien oui elle est une victime, non elle ne contrôle rien, oui elle a la peur chevillée au ventre. Dans le village on l’admire et on lui reconnaît un fier caractère quand on l’entend gueuler derrière les murs, elle ne baisse pas la tête, mais on ne la soutient pas. La mère qui avait une telle vocation d’amoureuse et a tant voulu son boulet, la mère perpétuellement rabaissée, limitée, minimisée, bien avant de se lancer dans l’amour comme dans une carrière, la mère voulait qu’une belle histoire la démontre et lui donne sa voilure. Cette quête qui ressemblait de plus en plus à un chemin de croix et qu’elle s’obstinait à ne pas abandonner finit par avoir la peau de son fils. La mère, si elle aimait sincèrement son fils, n’était pas passionnée, il faut bien le dire, par sa fonction de mère.
Du père que dire ? C’est un beau gosse à grande gueule, pourvu d’une volonté de bulot. La tête près du bonnet, l’alcool l’entraîne sur sa pente raide et il devient de plus en plus incohérent, de plus en plus violent, de plus en plus stupide. Et le petit garçon qui grandit dans la relation perverse de ces deux adultes, entre une mère sous emprise et un père en totale perdition, dans l’absence totale d’explication et de secours de l’entourage, n’arrive pas à trouver une place confortable et rassurante dans l’existence. « Tout en essayant de boucher avec ma main les flots de sang chaud qui jaillissaient de ma jambe, je me suis échappé avec bonheur de ce monde opaque et flou, où j’ai toujours eu tant de mal à distinguer le dedans du dehors, les pensées des autres des miennes. »
Dominique meurt, mais ne s’en va pas. Il voit la fin de l’histoire, qui n’est pas sa mort. Avant de mourir, il avait compris quelque chose de fondamental qui est la peur des femmes. Sa mère mettra bien plus de temps que lui à comprendre ce qui l’a pourtant tenue par la peau du cou toutes ces années. « De temps en temps, encore maintenant, presque cinq ans plus tard, elle est prise de sueurs froides lorsqu’elle croise un homme dans la rue qui ressemble à papa ».
Ce très beau livre nous rappelle des choses élémentaires, que nous avons besoin de nous identifier. Et si ce matériau identitaire nous le puisons dans un amour pourri, dans un deuil, nous y mettons toutes nos forces qui alors deviennent des forces de submersion et nous entraînent au fond. Par la magie d’un petit témoin mort, les deux personnages de femme, Noëlle, la mère, et Lucie, chez qui se réfugiait Dominique, accèdent à une connaissance dont elles ne voulaient pas, mais qui les délivre.
Lonnie
Des îles et des chiens, de Sylvia Cagninacci, éditions in8, 2022
Illustration Gina Cubeles © 2023