Deux petites filles
de Cristina Fallarás

Autant le dire tout de suite : Deux petites filles est un roman trash qui touille nos pires terreurs. Mettre en scène des enfants martyrs est une démarche qui risque toujours de tomber dans une complaisance sadique aussi abjecte qu’ambiguë, mais là, ce n’est absolument pas le cas. L’horreur est constante, c’est pour ainsi dire le décor et la matière de ce noir goudron plein d’alacrité, de rage et d’humour féroce. C’est un noir dans la plus pure tradition du hard boiled. Barcelone y est un personnage obsédant. On ne peut suivre les personnage sans les accompagner où ils traînent, dans la crasse, les friches urbaines, le carnage industriel et social. Quand apparaît la détective Victoria Gonzales, elle apparaît après le décor dans lequel elle officie, où on accède par la rue Joaquin Costa, dans le quartier du Raval, où “…si on y prête attention, on peut observer sur les petits balcons des fillettes en culotte en train d’attendre que leur mère obienne du client une éjaculation rapide.” Le ton est donné. La détective Victoria, enceinte jusqu’aux dents d’une petite fille à qui elle ne cesse de s’adresser pour la rassurer sur ce qui l’attend, enquête sur la mort atroce d’au moins l’une des petites filles et la possibilité de retrouver l’autre. Elle arpente le chaos apocalyptique d’une ville où la moitié de la population est jetée à la mer, et elle n’a pas qu’un enfant dans le ventre. Elle est habitée d’une rage sans nom, à laquelle elle donne libre cours de temps en temps en immolant des animaux. Le roman est parsemé des modes d’emploi de ces divers sacrifices, au cas où le lecteur éprouverait une fureur comparable et ne saurait qu’en faire.

La détective hait tout le monde, sauf son acolyte et l’enfant qu’elle a dans le ventre, et à la suivre on ne peut pas toujours lui donner tort. Il y a aussi un tueur qui se croyait sans entrailles, jusqu’à ce qu’il découvre qu’il a au moins un viscère dans la poitrine, qui lui indique les limites à ne pas franchir dans la monstruosité – dont il ignorait jusque là qu’elles puissent exister. Et ce tueur encombré d’un cœur, et cette détective en gésine harassée de fureur nous trimballent dans une Barcelone qui ressemble à la caricature d’un cauchemar. L’horreur posée, elle cesse d’être complaisante pour devenir picaresque. C’est un roman tonique, ravageur, provocant, désespéré, plein de dérision. Et malgré ses débordements de cruauté, rien n’y est gratuit, il fonctionne comme une métaphore de cette ville, de cette crise, de ce vortex qui engloutit tout ce que les humains ont d’humain, sans répit. C’est aussi une périlleuse exploration de tout ce qui peut grouiller d’infernal dans la maternité, particulièrement entre les mères et les filles. De ce point de vue il m’a fait penser à “Les anges, Violeta”, de Dulce Maria Cardoso, surtout dans la façon dont certains personnages peuvent être enrôlés par leurs propres actes, comme s’ils naissaient d’eux sans leur consentement, de ces monstres qu’engendre le sommeil de la raison, même, au contraire de l’eau-forte de Goya, quand ils sont éveillés.

Lonnie

Deux petites filles de Cristina Fallarás, Metailié 2014

Dessin © Lonnie 2019