« Or, c’était un temps où les femmes mouraient plus vite que les hommes. Elles étaient ce récipient d’où l’humanité sourd goutte à goutte. Les enfants sortaient d’elles comme les oisillons des oeufs. Chaque femme-oeuf devait ensuite se recoller d’elle-même, reconstituer sa coquille. »
Si le monde d’Olga Tokarczuk est « un univers de chaos et de ténèbres – lesquelles surgissent de toutes parts sitôt qu’on détourne les yeux » , c’est aussi un lieu où la grâce n’est jamais loin des êtres, où la magie imprègne tout et où il suffirait d’ouvrir le regard pour sortir du cadre imposé. On pourrait y voir une espèce de purgatoire dont le pendant libéré du temps aurait l’éclat des tableaux de Chagall, un lieu sombre que la lumière habite en creux.
Dans Dieu, le temps, les hommes et les anges, entre poésie et gnose, on suit la vie des habitants du hameau d’Antan, lieu aussi métaphorique qu’imaginaire situé en Pologne, du début du vingtième siècle jusqu’aux années 1980. Antan est un espace clos, marqué par des frontières invisibles, duquel même les anges, malgré leur « compassion infinie, lourde comme le firmament », détournent le regard. Bien que ces derniers ne portent pas de jugement et « vibrent d’une extraordinaire et angélique tendresse », ils sont le plus souvent aux abonnés absents. Les humains doivent se débrouiller seuls, à l’instar de Misia, l’une des protagonistes que l’on suit de sa naissance à sa mort, car « les anges sont changeants, de même que toute chose créée par Dieu. »
« Ramenant ses pensées d’autres mondes, l’ange concentrait avec peine son attention sur le monde de Misia, lequel, de même que celui des autres êtres humains et des animaux, était un monde obscur, rempli de souffrance, à l’image d’un étang trouble, couvert de lentilles d’eau. » (…) « Comme tout être humain, Misia était née en quelque sorte disloquée. Chaque faculté chez elle, faisait bande à part (…) La mise en ordre, l’unification de tout cela, voilà en quoi devait consister la vie de Misia avant de laisser s’opérer la désintégration finale. »
Le livre se déploie sous forme de tableaux oscillants entre la nouvelle et le conte, comme autant de facettes d’un prisme, aussi réaliste que fantastique, dont rend bien compte le titre polonais original : Prawiek i inne czasy (Antan et autres temps). On passe du temps d’Isidor à celui du Noyeur, d’Ukleja à la chienne Lalka, pour mieux revenir aux autres personnages, dans un kaléidoscope aussi riche en nuances qu’en degrés de compréhension. Chaque chapitre, chaque univers dans l’univers, porte en effet un titre commençant ainsi : Le temps de… Geneviève – qui aime le jeune Élie et sait que « c’est par les pieds qu’on entre dans le sommeil » – , de Misia, de la Glaneuse – qui, « en accueillant au fond de son être les paysans sales et puants d’Antan s’identifiait à eux, (…) s’imprégnait de leurs épouses, de leurs enfants, de leurs maisonnettes insalubres, (…) communiait avec le hameau tout entier, y compris chacune des douleurs, chacun des espoirs qui hantait cette contrée », la Glaneuse qui connait les herbes et que les habitants voient comme une sorcière – , de Ruth, la fille de la Glaneuse, de certaine âme qui « traîne à proximité des carrefours, s’embusque dans les fossés, revêt toutes sortes d’aspects, s’insinue dans les objets, prend possession d’animaux, voire même de gens peu lucides », de Kurt, le commandant allemand qui ordonne d’abattre les hommes, femmes et enfants juifs du village, de Dieu, « le Dieu des choses impossibles – celles qui ne se produisent jamais ou très rarement », du châtelain Popielski qui se plonge dans un jeu cosmique offert par un rabbin… et de beaucoup d’autres.
Dans le roman d’Olga Tokarczuk, toutes ces vies, qui n’ont qu’un temps, ne sont que des rêves que traversent les âmes, ainsi que nous pouvons le lire dès le début dans Le temps de l’ange gardien : « Misia, l’ange la perçut comme un espace neuf, clair et vide qu’allait d’un instant à l’autre venir habiter une âme abasourdie. » Et dans ces rêves, il importe de bien mourir car celui qui meurt « d’une mort distraite, mauvaise » devra « une fois encore passer par tout cela ». Quant à Dieu, qui a « parfois envie de mourir comme meurent ces hommes qu’il a emprisonnés dans les mondes et empêtrés dans le temps », il sait « qu’en dehors de lui existe un ordre immuable unissant ce qui est changeant (…) Dans cet ordre, qui englobe même Dieu, tout ce qui semble dispersé dans le temps et transitoire coexiste pour l’éternité. Hors du temps. »
Certains auteurs ont un univers si fort qu’on ne peut que s’effacer devant leurs phrases. C’est le cas ici. Olga Tokarczuk mérite amplement le prix Nobel de littérature qui lui a été octroyé en 2018. Roman après roman, elle crée une oeuvre profondément originale en bouleversant les limites de genre. C’est une des grandes voix de la littérature contemporaine.
Kits hilaire
Dieu, le temps, les hommes et les anges, de Olga Tokarczuk, Robert Laffont, 2020.
Photo © Adèle O’Longh