Photo © Adèle O’Longh

Dora Maar et le minotaure
de Slavenka Drakulić

Ce livre, partant de l’intention assez simple et transparente de retracer l’histoire d’une dévoration et d’une injustice somme toute banales, celle de la jeune photographe Dora Maar par Picasso, plonge profondément dans des sujets adventices tels que le culte de la personnalité dans sa variante artistique, les impasses d’une certaine forme d’ambition féminine née de l’insécurité, les chausse-trappes de l’émancipation, une étude de groupe à faire dresser les cheveux sur la tête, la violence masculine sans fard.

Le récit prend la forme d’un journal fictif, celui de Dora Maar, célèbre photographe de 28 ans travaillant comme photographe de plateau sur le tournage du film de Jean Renoir « Le crime de monsieur Lange » quand Éluard la présente à Picasso, lui même âgé à cette époque de 54 ans. Dora Maar est alors une célébrité liée aux surréalistes, elle possède son propre studio, dont elle partage avec Brassaï la chambre noire. Ses photos publicitaires et de charme lui assurent des revenus confortables, et elle est aussi connue pour ses photos documentaires sensibles et engagées, qu’il s’agisse de Barcelone ou de la zone parisienne. Mais ce sont ses photomontages surréalistes qui encore aujourd’hui lui assurent une renommée particulière. Beaucoup de ses photos publicitaires sont d’ailleurs étranges et décalées, des photomontages pour lesquels elle a mis au point sa propre technique. Si sa vie antérieure à Picasso est parcourue, ainsi que sa vie postérieure, le sujet du roman est bel et bien l’anéantissement méthodique de la jeune femme et de l’artiste par ce monstre sacré qui se comporte comme un équarrisseur dépourvu de la moindre finesse, et même de la moindre intelligence. Sur la personnalité du peintre nous ne nous attarderons pas, elle est suffisamment documentée par diverses publications, dont celles de Françoise Gilot, « Ma vie avec Picasso », un régal iconoclaste plein d’humour de la seule femme a avoir quitté le peintre, et d’ailleurs à considérer sa vie avec lui comme « un prélude à ma vie. Pas la vie. » Il y a aussi « Grand-père », de Marina Picasso, qui montre comment un ogre adulé peut démolir ses proches sur trois générations.

Le journal fictif commence en abyme, quand Dora retombe sur le passage qui l’ouvre. Daté de juin 45, il est consigné dans un cahier oublié qu’elle retrouve en cherchant un magazine. Elle sort en vacillant, à l’époque, de séances d’électrochocs à la hussarde dont on ne saura jamais si c’est Lacan qui les lui a prescrits lors d’un épisode de dépersonnalisation avant de faire marche arrière devant la brutalité du traitement, ou s’il l’a seulement sortie de Sainte-Anne pour lui proposer une thérapie plus humaine. C’est le corps brisé et avec un sentiment d’euphorie qu’elle identifiera plus tard comme un effet secondaire des électrochocs qu’elle entame ce qui restera pendant plus de dix ans un premier paragraphe de son journal, sous-titré « Mes années noires avec Picasso ». Elle y mentionne aussi l’immense fatigue, l’incapacité à se concentrer et les pertes de mémoire consécutives à ce traitement, dont elle ignore combien de fois elle y a été soumise. De façon assez répétée, semble-t-il, pour frôler la mort. « Je ne veux pas parler de l’hôpital, dit-elle à Lacan, j’ai failli y rester ».

C’est donc par le biais de sa thérapie avec le psychanalyste qu’elle entame cette longue pose introspective qu’elle compare à son travail de photographe : « Il faut simplement que je me concentre, comme si je me préparais de nouveau à me tenir devant le diaphragme de l’appareil photo et à regarder -mais en moi cette fois. »

Tout commence comme il se doit par l’enfance à Buenos Aires entre sa mère française insatisfaite et pétrie de foi catholique, mais qui fait preuve d’une originalité insolite dans ses œuvres de chapelière, et son père croate, qui n’arrivera jamais à faire fortune en Argentine, où il est pourtant venu pour ça, et la soutiendra toute sa vie. Reprenant le fil de son existence, la lycéenne Dora débarque à Paris avec sa mère et s’y sent tout de suite chez elle, chaudement enveloppée par sa langue maternelle. Pourtant c’est à son père que Dora ressemble, qu’elle préfère, et elle a de très mauvais rapports avec sa mère, qu’elle juge prude et petite-bourgeoise. Elle aura, c’est le parti-pris narratif de Slavenka Drakulić, le même mépris et la même aversion pour pratiquement toutes les femmes qu’elle fréquente, révélant sa misogynie primaire. Seuls les hommes détiennent vraiment le pouvoir et le talent, cette conviction inconsciente qui fait consensus dans la société de l’époque sera sa perte, car au lieu de continuer à creuser un sillon déjà bien tracé et approfondir son talent, elle tombera sous la coupe du minotaure, du génie incontesté, du dieu vivant. Elle vivra dans l’aveuglement et l’orgueil masochiste d’être l’élue, celle qui est différente des autres, qui lui apporte quelque chose, qui a un partenariat avec lui, qui traite d’égale à égal, s’appropriant ce dont ni elle ni personne ne se hasarderait à douter : son GÉNIE.

Maîtresse un temps de Bataille, versée dans un érotisme grinçant et baroque, Dora cultive l’impassibilité et s’amuse à désorienter les hommes, Bataille, qui éveille sa curiosité mais pas son désir, et s’avère provocateur comme un boutonneux qui cherche à dégoûter les adultes, et Picasso, pour lequel elle joue du couteau entre ses doigts jusqu’à s’ensanglanter lors de leur première rencontre. Elle a pris le parti d’opposer à toutes les provocations son visage de marbre. Comme Sylvia, l’ex-compagne de Bataille, elle finit par le quitter assez rapidement, en ayant le sentiment de « sauver sa peau ». Car Dora, qui convoite le pouvoir de l’érotisme, ignore en même temps que pour les hommes comme Bataille ou Picasso, le sexe n’est qu’un instrument de pouvoir, d’autant plus puissant qu’il s’utilise à la façon d’une arme de guerre. Le sexe n’a d’intérêt que dans la dévastation, la destruction, l’anéantissement de l’autre, et en l’occurence, de la femme. Et comme toutes les femmes qui veulent s’approprier le pouvoir du sexe en contexte viriliste, elle est dans le paradoxe d’un mouton qui voudrait devenir l’égal et le partenaire du loup.

Dans un érotisme codifié et conçu comme prédation, il n’y a pas de place pour le partage ou l’inversion des rôles, elle en fera l’amère expérience. La viande reste la viande, malgré ses rêves d’émancipation calqués sur les fantasmes du carnivore. Fantasmes qu’elle épouse : elle se sent homme, Picasso dira (comme d’autres) qu’il l’aime comme si c’était un homme, un compliment à ses yeux. Dora méprise les autres femmes de Picasso, d’un mépris viscéral, masculin. Comme elle l’explique, dans les années 30, les femmes devaient se montrer encore plus radicales que les hommes dans leur dévergondage pour prouver leur valeur. Elles y allaient comme les braves petites soldates d’une avant-garde qui voulait sans doute gagner la reconnaissance de leur talent, de leur semblable capacité à inventer et créer.

On découvre dans ce journal fictif la matière de tout ce qui est aujourd’hui déconstruit pierre à pierre. Dora Maar est une de ces femmes, parmi tant d’autres, qui aura servi de carburant et de serve au seul créateur possible, un homme. Un homme qui la vampirise en la démolissant, et quoi qu’elle en pense, elle n’est ni la première, ni la dernière. Cet homme fruste a raison de son intelligence, cet homme acharné et brutal la met à son service, dans une position qui sera toujours subalterne, il met fin à sa carrière de photographe comme à ses ambitions avant de se détourner d’elle, dont il ne peut plus rien tirer. La crise psychique qui résulte de ces années d’impuissance croissante, de violences et de mépris toujours aggravé a raison de Dora Maar. Elle survit, s’absorbe dans la solitude, la foi, la peinture, que lui a imposé Picasso et qu’elle pratique avec opiniâtreté, s’éloignant de plus en plus de lui.

Avec une honnêteté tâtonnante, et bien que sa destruction ait emprunté des voies aussi barbares que les brutalités et les humiliations de Picasso, que les électrochocs à répétition, elle s’interroge surtout sur ce qui l’a mené à cette emprise destructrice, à « la femme qui pleure ». Elle met l’envoûtement de sa rencontre avec Picasso en parallèle avec un premier tango, en Argentine, à treize ans, avec un garçon à peine plus âgé qu’elle. « La mélodie pénètre en moi tandis que les mouvements suscitent une forme inconnue d’excitation, comme une fièvre. À l’école, nous l’appelons en secret « la fièvre du tango », et nous pensons qu’elle est contagieuse. »

À Buenos Aires, le nombre de putains françaises est si important que « francesa » veut dire « prostituée ». Julie, la prude mère de Dora, redoute pour elle un destin infamant. Mais c’est bien les atouts des femmes familières du sexe jusqu’à en être blasées que Dora cherche à s’approprier. Elle ne veut pas qu’on se serve contre elle de cet honneur que les hommes ont glissé dans les culottes des femmes. Sa liaison avec Bataille et son arrogance en face du plus arrogant des peintres s’enracinent dans ce refus de la pudeur comme bâillon. Elle n’est pas que regardée, elle regarde aussi. Il n’est pas étonnant qu’après les prises de vue de la création de « Guernica » Picasso ait tout fait pour l’éloigner de la photographie. L’appareil est aussi un bouclier, et comme une arme, il a un viseur, une focale.

Dora, démolie par Picasso et restant à jamais dans son orbe, analyse pourtant les ressorts de l’emprise qu’il a établie sur elle. Elle voulait être unique, elle avait cette ambition trop vague et surtout, malgré son talent immense, par procuration, d’être l’irremplaçable. Mais son manque de confiance en elle, une insécurité sourde, l’ont fait se fourvoyer sur des voies subalternes. Ayant cessé de photographier, elle a continué à peindre, longtemps après, des toiles de plus en plus lumineuses de paysages, puis à expérimenter des formes hybrides de création avec de vieilles plaques photographiques en verre. Mais la jeune Dora Maar, photographe surréaliste connue, engagée, iconoclaste, la férocité et le mépris de Picasso l’auront rayée de la carte en quelques années. En quelques années elle sera devenue une muse parmi d’autres du grand homme, elle aura cessé d’exister.

Cette injustice tenace fait qu’aujourd’hui encore, si on tape : Dora Maar sur internet, on tombe sur les portraits de Picasso. Cette femme qui est morte à 89 ans est littéralement froissée et jetée en boule dans les huit ans de vie qu’elle a passé dans les parages du peintre. Et particulièrement sur « La femme qui pleure. » Défigurée par les larmes, le visage comme tuméfié, en détresse absolue, c’est sans doute une parabole de l’Espagne dévastée par la guerre, mais c’est surtout la représentation d’une femme humiliée, terrorisée et brutalisée. Et on en vient à se demander ce que c’est que le génie. Ce doit être une chose bien mal distribuée, car elle semble ne concerner que les hommes. Le concept commence à s’étendre aux femmes, mais il n’en est pas moins pernicieux. Le génie est un être humain qui en vaut cent, mille, qui est quasiment un dieu vivant. Comment ce concept délirant a-t-il bien pu se propager ? Le génie se construit, au moyen de diverses formes de techniques publicitaires, de propagande. Une fois que ce qualificatif est apposé à un nom (Picasso, Einstein, Léonard de Vinci), l’humain en question est pour ainsi dire sanctifié, et remettre en question son caractère ô combien exceptionnel relève du sacrilège. Picasso, le maître, le génie, l’unique, le plus grand peintre du XXe siècle, est une légende vivante, puis une légende morte. Sa peinture est divine, on n’a plus à la juger, l’analyser, la critiquer ou tout simplement s’en désintéresser. Picasso, du coup, est richissime, autre forme du génie dans une société pyramidale à l’extrême. Mais pour qu’il y en ait un en haut il en faut des millions en bas, qui n’auront pas l’occasion de manifester leur talent. Le génie, en somme, marque une conception fondamentalement inégalitaire de l’humain. Au lieu que diverses personnes puissent créer si tel est leur penchant dans une paisible cohabitation, qu’ils soient un peintre et sculpteur hyperactif et frénétiquement productif ou une photographe virtuose et polymorphe, il faut que le peintre soit un génie, qu’il ait donc le droit d’équarrir la photographe et de plonger son pinceau dans ses larmes et son sang jusqu’à ce qu’en ayant fait le tour, l’ayant mâchée et remâchée, ayant anéanti sa créativité, il la jette comme un chiffon pour passer à la suivante, son œuvre étant une entreprise cannibale. Cette idée que les génies existent, les grands hommes, les sortes de demi-dieux, permet de créer de vastes territoires d’impunité, car on l’aura compris, les génies sont au-dessus des lois et de toute fraternité humaine. C’est même, en somme, leur fonction principale : cantonner la fraternité humaine à des territoires aussi restreints que possible. L’idéal suprême étant le droit de fouler en litière ceux qui ne sont plus des semblables, de les dévorer, de les ignorer, de les effacer.

L’erreur de Dora Maar aura été de tomber amoureuse de Picasso sans doute, mais surtout de vouloir être admirée et reconnue par lui. Elle-même se définit dès le départ comme autre, elle n’est pas la folle Olga, elle n’est pas non plus la plébéienne et triviale Marie-Thérèse, ni Nusch, cette poupée passive qu’Éluard prêtait à Picasso, trop honoré que le maître daigne baiser sa femme. Le dessin qui donne son nom au bouquin « Dora et le minotaure », contient leur relation. « Le dessin est brutal. Je le déteste. Je l’adore. Je ne m’en déferai jamais. » Et après avoir détaillé ce qu’il représente, la violence et la force du minotaure, la femme écrasée, passive, impuissante, tordue et comme absente, elle conclut pourtant « Sur ce dessin c’était moi. Ni Olga, ni Marie-Thérèse, ni aucune autre de ses amantes de passage dont il ne se rappelait pas les noms.
J’étais l’élue, j’étais la gagnante, j’étais marquée. J’étais à lui. »

Deux femmes pourtant vont forcer l’admiration de Dora Adora, comme l’appelait Picasso, et lui indiquer le chemin que sans doute elle aurait dû suivre, qu’elle a fini par suivre malgré tout, mais pas avant d’avoir laissé le peintre la démolir. La première, Frida Kahlo, qui a son âge, est avec le célèbre peintre Diego Rivera, beaucoup plus âgé qu’elle et à peu près aussi délicat avec sa femme que Picasso. Mais à la différence de Dora, elle est obsessionnellement attachée à la pratique de son art, qu’elle place au-dessus de tout dans sa vie. « Elle était restée artiste non seulement en dépit de son accident, dont elle avait fait le thème de sa peinture, mais en dépit de Diego. De fait, l’ombre du grand muraliste s’était étendue sur elle, menaçant de l’éclipser totalement comme peintre. Toute artiste moins endurante qu’elle aurait plié, et aurait été engloutie par sa gloire. Frida avait tenu bon. »

Et l’autre, qu’en toute confiance Dora a pris pour une oie blanche en raison de sa grande jeunesse, est celle qui prendra sa place auprès de Picasso : Françoise Gilot. Aussi hyperactive que son époux provisoire et père de ses deux premiers enfants, elle sera la seule à le quitter. Picasso l’appelait « La femme qui dit non. » Au contraire des autres épouses et compagnes, elle continuera sa carrière d’artiste foisonnante et hyper productive (1600 toiles et 3600 œuvres sur papier, sans parler des céramiques), et aura deux autres époux. Elle devra cependant attendre l’âge de 100 ans pour sortir de l’ombre du maître, voir son œuvre reconnue et les prix de ses tableaux s’envoler, avant de mourir à 101 ans. On l’aura compris, le génie est avant tout fait pour effacer ceux que son projecteur ne choisit pas. Mais ce n’est pas le courage de continuer à être une artiste que lui envie d’abord la Dora à laquelle Slavenka Drakulić donne sa voix : « Je me suis identifiée à Françoise une fois qu’elle l’a quitté. Je l’imaginais acheter des billets de train et partir pour Paris, chercher un nouvel appartement, emmener ses enfants à l’école. Je l’imaginais faire l’amour avec le jeune et superbe Kostas. Oh oui, je suis allée jusque-là. Cela m’aidait. L’idée que Picasso connaissait Axelos, qu’il savait à quel point il était beau et qu’il n’avait que trente ans, m’emplissait d’une satisfaction inattendue. » et plus loin : « Comme elle est égoïste et méchante, elle ne comprend pas le génie, la calomniaient ceux qui, la veille encore, se prétendaient ses amis. »

Le cercle consanguin qui pendant des décennies s’agglomère autour de Picasso fait penser à la Familia Grande, les pires saloperies s’y déroulent sans anicroche, les femmes s’y font humilier et brutaliser, les enfants peuvent crever, les amis partent vers leur mort annoncée sans trop perturber le ronron de ce cercle bien huilé. Dora Maar jamais n’arrive à s’y sentir vraiment à l’aise, et finit par prendre ses distances, mais trop tard : ceux qui vilipendent la trop indépendante Françoise étaient les mêmes qui la laissaient subir toutes les violences du maître, jusqu’à devenir folle, dix ans plus tôt. Et voilà ce que le génie a de pratique : il ne fait jamais rien de mal, il est au-dessus du bien et du mal, mais malheur à qui s’attaque à lui ! Il est toujours défendu aveuglément par les meutes qui tiennent à ce que perdure l’agencement des hiérarchies. Tant de génies ont besoin du carburant des femmes, encore aujourd’hui ! Sans l’impunité de les violer et de les saccager, où puiseraient-ils ce renforcement délirant d’eux-mêmes qui les fait planer au-dessus de la multitude ? Le sentiment de toute-puissance passe souvent par l’exercice physique de la violence. Et c’est aussi ces mécanismes d’écrasement que ce livre éclaire.

Lonnie

Dora Maar et le minotaure, de Slavenka Drakulić, traduit du croate par Chloé Billon, Les indomptées, éditions Charleston, 2021.

Illustration © Adèle O’Longh