« Contre le fantasme de sillonner en tous sens la planète, de parcourir le monde, le Caillou est un remède, se dit Tass : il est toujours trop loin. (…) Pourtant, elle s’étonne encore de sentir cette distance qui résiste aux avions, une distance suffisamment grande pour que même le corps immobile dans la carlingue s’épuise du trajet, qu’il n’en puisse plus, et parfois elle pense : est-ce que c’était comme ça sur les bateaux ? (… ) Quand son arrière-arrière-grand-père est arrivé sur le Caillou, le trajet en bateau durait cent cinquante jours. Est-ce que c’est encore un voyage quand c’est si long, ou est-ce que ça devient séjour ? »
Dans l’avion qui la ramène chez elle « pour de bon », dans son hémisphère sud, loin de la pluie froide de la métropole, Tass s’inquiète de ne peut-être trouver personne à son arrivée à qui raconter ses efforts pour aimer le nord de l’équateur avec Thomas, ses lèvres bleuies par le froid, et l’absence de représentation chronique de ses interlocuteurs lorsqu’elle évoquait la Nouvelle-Calédonie. Avec qui boire du Rhum et parler de la fin de cette vie-là, dix ans d’allers-retours, un peu ici et jamais là, avec le garçon rencontré à la fin de ses études ?
À Nouméa où elle est prof de français, Tass va partir à la recherche de ce qu’elle n’a pas pu expliquer à l’homme qu’elle aimait, ce qu’elle ne sait pas elle-même, dans une quête qui va se confondre avec l’histoire du Caillou.
« L’histoire familiale de Tass commence par un trou énorme, du vide bien épais, du noir poisseux (…) C’est un bond furieux et muet par-dessus vingt mille kilomètres. Au commencement de leur famille, il n’y avait rien (…) Heureusement qu’il y a Louise Michel pour écrire ce que ça fait de traverser si lentement la mer, enfermé sur un bateau, pour atteindre le bagne de la Nouvelle. »
Kits Hilaire
Frapper l’épopée d’Alice Zeniter, Flammarion 2024
Illustration : Louise Michel en Nouvelle-Calédonie