Ce roman à la première personne nous invite dans la peau d’un éducateur en burn-out, Till Aquilina, hanté par ses propres souvenirs, et qui une nuit d’astreinte de trop brutalise une gamine, Audrey, avant de s’enfuir, laissant les adolescents de l’institution seuls. La gosse s’enfuit à son tour, et dans sa fuite elle est renversée par un chauffard. La voilà plongée dans un coma artificiel, tandis que Till, rongé par la culpabilité et en règlement de comptes général avec lui-même, enquête obsessionnellement sur ce qui a précédé son craquage : Audrey cherchait sa mère, qui n’avait donné aucune nouvelle depuis des mois et était présumée morte par la police après une enquête sommaire. Sauf que. Sauf que des courriers et un cadeau sont parvenus à la jeune fille après cette mort présumée.
L’action se déroule non loin d’Albi, autour d’un CDEF, une bâtisse dévolue aux placements d’urgence des adolescents, le CDEF des petits se trouvant en ville. La villa des Prunelliers est isolée, à vingt bornes d’Albi, au cœur d’une forêt et accessible par des petites routes tortueuses. Sa fonction de fait dans l’ASE est résumée d’une phrase lapidaire : » Si le CDEF était la décharge à ciel ouvert du Tarn, la villa des Prunelliers en était l’incinérateur. «
Till a une vie de chien mais dispose d’atouts non négligeables, parmi lesquels l’amitié exigeante d’une pédopsychiatre, Anja, qui semble ignorer qu’il est quadragénaire. Malgré ses dehors bourrus, son comportement de morveux hypersensible fait qu’il suscite quelques bienveillances de poids, comme celle du psy de l’hôpital qui lui permet d’accéder à sa petite victime plongée dans le coma. C’est un écorché vif assez autocentré. De la femme qui vient de le larguer après une astreinte de trop on n’apprendra strictement rien, ni de son caractère, ni de la durée de leur mariage, ni des circonstances de leur rencontre. Il semble qu’elle ait été et reste un élément absolument subalterne de sa vie.
Sa vie, c’est les gosses cabossés. Il leur a voué tout son être depuis plus de vingt ans, avec le travers assez banal de tenter de se réparer en les réparant, et partant, par un glissement assez classique, de ne plus voir leurs problèmes que par le filtre de ses propres blessures. Ce qui est abondamment rappelé dans le bouquin, où ce phénomène d’écho que ravive la petite Audrey, bien que n’apparaissant pas avant le cinquième du récit, devient ensuite une sorte de refrain et un souvenir à élucider en parallèle de la quête de vérité sur la mère d’Audrey.
Till apparaît ainsi comme n’ayant jamais vraiment émergé de son adolescence chaotique, et ses yoyos émotionnels ainsi que son impulsivité le montrent encore très immature à plus de quarante ans, malgré son indéniable bouteille. Ce qui le rend aussi attachant qu’agaçant. L’opiniâtreté dont il fait preuve, cependant, finira par faire bouger les lignes. Peu à peu la focale se déplace vers la mère disparue, qui finit par devenir centrale dans l’intrigue. Intrigue qui s’épaissit tandis qu’apparaissent de nouveaux protagonistes, dont un flic qui fut et reste un enfant démoli, le fantôme d’une fillette qui n’a pas survécu, mais aussi, en simple diversion, des personnages pleins de vie, comme un rescapé aveugle et son clébard primesautier. Le côté chevalier blanc qui a merdé de Till peut taper sur les nerfs, mais il y a dans ce roman de belles trouvailles, dont la moindre n’est pas une sorte de nature-writing à l’envers, le narrateur haïssant sa campagne avec un tel lyrisme qu’il nous laisse toute latitude de l’apprécier, si le cœur nous en dit. Cette antipathie générale s’enracine dans une enfance rurale mal digérée, comme c’est d’ailleurs posé dès le départ :
« Adolescent, j’étais la pire des plaies. Tout dans notre hameau de l’Aubrac m’emmerdait. Je détestais la neige, les vaches, le silence, faire une heure de bus pour aller au collège, le potager plein de choux et de navets la moitié de l’année, mes petites sœurs qui adoraient tout ça et mes parents qui l’avaient choisi, avec pour probable dessein de me faire trépasser d’ennui. »
Pour couronner le tout, Till se balade la plupart du temps à moto, ce qui ne lui épargne rien des éléments, de la pluie, de la boue, du froid. Sa continuelle rancœur repeint le monde couleur merde, mais il croise à l’occasion la magie d’un cerf, d’un héron blanc. L’antipathie générique dont il est habité n’empêche pas les paysages d’apparaître de façon très nette, si bien que même à travers ses yeux on peut leur trouver de la puissance et une certaine majesté. Cette façon négative de louer est impressionnante d’habileté : décrire à ce point de fidélité ce qui nous ennuie ressemble fort à un attachement viscéral.
Les humains sont aussi méticuleusement décrits, avec beaucoup plus de miséricorde. Ainsi Anja, l’amie fidèle :
« Anja avait cinquante-quatre ans, mais en paraissait dix de moins à condition de ne pas porter sa robe de chambre à carreaux ; elle avait à son actif trois décennies de syndicalisme agressif ; je ne l’avais jamais vue dans la même pièce qu’un aspirateur. Elle ne dépassait ni le mètre cinquante-cinq ni les cinquante kilos, et son petit visage pointu, éclaboussé de taches de rousseur et percé de grands yeux bruns, lui donnait un air prédateur. »
ou Thierry Berger, qui n’est pas le personnage le plus attachant de l’histoire :
« Il est des personnes qui correspondent exactement à l’image que vous vous faites d’elles, de la même façon qu’une mouche à viande, vue à la loupe, a une sale gueule. Le type en face de moi était grand, massif et livide, même dans la lumière chaude de l’éclairage public. Quelque chose dans l’organisation de ses traits me le rendait parfaitement déplaisant ; peut-être les oscillations incessantes de ses iris bleus, ou les muscles de sa mâchoire qui saillaient chaque fois qu’il serrait les dents, la couleur roux-rosâtre de sa moustache en fer à cheval ou l’absence totale de self-control que tout cela dégageait. »
Le roman est passionnant, vif et bien rythmé, riche en développements. Il y a des scènes répétées où les protagonistes s’ouvrent le cœur à l’ouvre-boîte, et on pourrait déplorer que pas une seconde ne soient envisagées d’autres raisons que l’épuisement ou le défi de tâches impossibles à remplir avec d’aussi faibles moyens pour expliquer ce qui est d’ailleurs dit dans le roman, plutôt bien documenté par ailleurs sur l’autre versant des choses : le fait que tant de gosses soient complètement démolis en sortant de l’ASE. Rien donc sur les boîtes sous-traitantes de l’aide sociale, pas toujours fiables, et dont le personnel est trop souvent mal formé et pas toujours bienveillant, ou sur le nombre qui en découle de placements abusifs, pourtant détaillé dans des rapports circonstanciés émanant de responsables de l’institution elle-même. Quiconque a un peu fréquenté les familles ultra-précaires connaît la terreur que suscite l’ASE, pour qui trop souvent la précarité, une autre culture ou le « handicap invisible » d’un enfant, voire d’un parent sont considérés comme des situations préoccupantes, même en l’absence de maltraitances caractérisées. Ce sont des biais qu’on interroge peu, et ce roman ne le fait pas non plus. Par contre, il souligne la sous-dotation mortifère des services sociaux, l’épuisement des personnes de bonne volonté, et cet attachement au-delà du soutenable, comme chez les infirmières ou les aides-soignantes, à leur boulot et aux personnes dont elles ont la charge, pour la plupart d’entre elles. Le discours global des éducateurs et éducatrices est aussi que ces gosses sont foutus, irrémédiablement bousillés, ce qui est à la fois vrai et faux : si on ne guérit pas de certaines démolitions, en revanche on peut pousser nombre de rejets d’un arbre abattu et tirer une autre vie de son propre charnier, ce qu’on appelle improprement la résilience, les exemples ne manquent pas, comme l’illustre d’ailleurs en partie le personnage du flic. Lequel revient avec amertume sur cette évidence que les personnels de l’ASE ne croient absolument pas aux capacités de reconstruction humainement miraculeuses des gosses dont ils ont la charge. Une proche me racontait ainsi avoir été abordée par un jeune homme pétant de santé poussant la poussette de son dernier-né et accompagné d’une jeune femme non moins radieuse. L’inconnu lui décrivant chaleureusement son boulot, sa famille, ses loisirs, tandis qu’elle se réjouissait à l’aveugle, avant de réaliser qu’il s’agissait d’un des mômes dont elle avait eu la responsabilité des années plus tôt, à une époque où il était si précocement démoli qu’elle n’aurait pas parié un centime sur sa simple survie.
Un roman tonique donc, remarquablement bien écrit, plein de férocité et d’humour, qu’on lit et qu’on relit avec un grand plaisir.
Lonnie
Gracier la bête de Gabrielle Massat, éditions du Masque, 2025
photo: Gina Cubeles © Gracier 2025