Un jour, quand j’étais enfant, un ami de mon père est entré dans la cuisine de mes grands-parents, où nous prenions le petit déjeuner. C’était un dimanche des années 1970 et je buvais un chocolat chaud. L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, dont je savais qu’il s’occupait de familles de réfugiés, dits boat-people, et avait adopté deux enfants vietnamiens, s’est assis près de ma grand-mère, les larmes aux yeux. Elle lui a servi un café, mon grand-père est sorti et moi, je suis restée. « J’ai encore fait des cauchemars cette nuit », il a dit. Ma grand-mère a hoché la tête et je suis restée figée tandis que l’homme se mettait à pleurer. « Comment j’ai pu laisser faire ça? » Ma grand-mère a répondu: « Tu avais dix-sept ans ». « Je rêve toujours de l’Indochine, a dit l’homme, de ces enfants, bon Dieu, c’était des bébés. Comment on peut arracher des bébés à leur mère pour les tuer comme ça? Ils les lançaient en l’air et leur tiraient dessus. C’était des soldats de l’armée française. Ils les jetaient comme dans un ball-trap. Et moi, qui portais le même uniforme, je les ai vus, et je n’ai rien fait ». Je n’ai pas entendu la suite. Ma grand-mère m’a demandé de sortir.
Thích Nhất Hạnh est mort. Le 22 janvier 2022, à l’âge de 95 ans. Celui que ses disciples appelaient « Le doux révolutionnaire », l’homme de la lutte contre la guerre du Vietnam, à la source du refus des jeunes Noirs américains de participer à cette guerre, après sa jonction avec Martin Luther King, le moine détesté aussi bien par les belligérants du nord que du sud, l’anticolonialiste, le chantre de la réconciliation mettant en présence des soldats vétérans du Vietnam et des victimes vietnamiennes, celui qui enseignait la pleine conscience à de jeunes Américains transformés en tueurs et livrés à eux-mêmes à leur retour aux États-Unis, en leur disant: « vous n’êtes que la main qui appuyait sur la gâchette, vous n’êtes pas les promoteurs de cette guerre, ceux qui ont décidé sont responsables, et ceux qui ont laissé faire sont aussi responsables, vous n’avez pas à porter sur vous toute la culpabilité de ce massacre mais vous pouvez lutter contre d’autres aujourd’hui ». Le défenseur de Panchamama, créateur de l’inter-être, l’un des premiers écologistes sociaux, qui a créé dès les années 1970, avec la sœur Chân Không, un ordre où les moniales étaient les égales des moines, le précurseur du bouddhisme engagé, est parti pour sa « continuation », ainsi qu’il est dit dans sa communauté. Sa crémation a eu lieu le 29 janvier.
Cet apôtre de la non-violence, auteur prolixe, poète et calligraphe, infatigable activiste qui allait jusqu’au cœur du capitalisme, au siège de Google comme en prison, pour délivrer son message de paix et de non-discrimination, de mise en commun des ressources, d’abandon des biens matériels, d’interdépendance et de protection du vivant, le pourfendeur inlassable de toutes les injustices et de toutes les guerres, a créé plusieurs monastères à partir du Village des Pruniers, lieu végan et écologiste, où l’accent est mis autant sur la pratique de la pleine conscience, de la fraternité et du dialogue, que sur l’action directe.
J’ai rencontré un jour une moniale noire américaine du Village des Pruniers qui venait de l’activisme de Détroit et poursuivait son combat en tant que nonne. Elle a été l’une de mes inspirations pour Mar, le personnage principal de l’un de mes romans. Dans Ivan, allégresse et liberté, Mar suit les enseignements de Thích Nhất Hạnh. Élevée par Amada, sa grand-mère anarchiste, Catalane arrivée en France dans les bagages de son institutrice à la fin de la guerre d’Espagne, Mar pousse libre à Céret avant d’être récupérée par sa mère et remisée dans une cité de la banlieue de Perpignan d’où sa ténacité la sortira quelques années plus tard. Mar est libertaire, tout comme Amada, ce qui ne l’empêche pas de s’asseoir tous les jours sur son coussin pour méditer, de pratiquer la pleine conscience au quotidien. Elle ne fait aucune différence entre cette dernière et la devise de sa grand-mère : Allégresse et liberté. De fait, dans les centres sociaux espagnols, depuis une bonne dizaine d’années, il n’est pas rare de trouver des cours de méditation et d’y croiser des élèves de Thích Nhất Hạnh qui ne voient pas de contradiction entre appliquer ses préceptes et s’inscrire dans une vision libertaire.
Certains d’entre eux, un jour, contrairement à toute attente, prennent la robe, attirés autant par la fraternité et l’action sociale que par l’intégrité, la chasteté et le silence. Dans une société psychopathique où l’atomisation de l’individu se pratique dès le plus jeune âge, où la dépendance aux lois du marché s’organise de la naissance à la mort, en ces temps de solitude extrême, bruyante, et d’individualisme mortifère, ces temps de pornographie globalisée où les premières images de torture et d’asservissement les ont touchés dès l’enfance, ils sont de plus en plus nombreux à chercher refuge dans l’ordre des « guerriers à la robe marron » fondé par Thích Nhất Hạnh. Sa communauté est jeune et, au train où vont les choses, elle ne manquera pas d’aspirants. Ce n’est pas une moindre réussite de ce moine bouddhiste que d’avoir convaincu des milliers d’activistes dans le monde de se regrouper pour agir à partir de la pleine conscience. « Quand on est stable comme une montagne, disait-il, on peut tout faire. »
Les nonnes et moines du Village des Pruniers, jeunes comme vieux, sont bien loin des images toutes faites. Ce sont des combattants pacifiques mais déterminés. Ils suivent les pas de Thích Nhất Hạnh et de la sœur Chân Không qui poursuit sa vie au Village. En cela, ils sont la continuation de leur professeur, tout comme « la pluie qui devient rivière avant d’être l’eau du thé que l’on boit le matin est la continuation du nuage ».
Kits Hilaire