Ce film complexe et d’une grande violence tiré du roman-fleuve de Wladislaw Reymont, Les paysans, est entièrement réalisé au moyen de peintures « rotoscopiques » à l’huile s’inspirant de tableaux de l’époque charnière entre le XIXe et le XXe siècle, époque où se déroule l’histoire, quelque part en Pologne. Comme dans le roman, il y a l’automne, l’hiver, le printemps et l’été, chaque saison étant un corps de récit dans cette fresque villageoise haute en couleur et sans merci qui dure presque deux heures. Et pendant tout ce temps on est littéralement happé par la beauté des couleurs, des tableaux, et piégé par ce récit qui prend des allures de légende tant les archétypes s’y empoignent, mettant en scène la situation d’un village sous occupation russe depuis déjà longtemps. Dans ce village se trouve le paysan propriétaire le plus riche, Maciej Boryna, vieux veuf qui a trois enfants dont l’aîné, Antek, n’en peut plus de trimer pour son père, lui qui a une femme, Hanka, et deux enfants en bas âge, et aimerait que le domaine lui soit transmis.
Et puis il y a Jagna, la plus belle fille du village, au moyen de laquelle et pour son bien sa mère rêve de faire un placement avantageux. Une vague idylle se noue entre la belle et Antek, tandis que le vieux Maciej commence à lui faire sa cour. Les scènes de négociations entre la mère et le vieux galant ou ses émissaires sont de haute graisse. Jagna n’est certes pas pressée de se marier, mais quelle est sa marge de manœuvre ? Les agaceries du début tournent à l’amour profond avec Antek, grande brute emportée qui néglige sa femme et ses enfants et finit par se colleter avec son père, ce qui vaut à toute la famille d’être jetée dehors. Et les noces se font, tandis que la tension grandit dans le village. Les paysans propriétaires ne cessent de rogner les droits de ceux qui ne le sont pas, les Russes retranchés au château les spolient tous et la haine couve. Dans cette société les femmes ne sont rien, mais elles ont intérêt à bien se tenir ou à être, comme la mère de Jagna, supérieurement habiles et sinueuses. Quant à la belle Jagna, elle est trop désirée pour s’en sortir indemne.
Les paysages sont si impérieux qu’on a l’impression que la terre tient les villageois dans ses bras. Du premier plant d’herbes et de centaurées qui grainent aux champs de blé, aux bois, aux chemins, au village niché dans cette toile végétale qui ne cesse de se transformer, qui les nourrit et les accable, tout finit toujours par se ramener à elle, que ce soit sous la forme du pouvoir que donnent aux hommes les arpents qu’ils possèdent, ou sous la forme des bois et des prairies qui abritent les amours secrètes et dont l’occupant dépouille les pauvres comme les riches. De nombreuses vues surplombantes au moment des changements de temps remettent les fourmis humaines à leurs justes proportions.
Les villageois forment une société toujours prête à faire la fête, et leur folklore codifié à l’extrême pour toutes les occasions de la vie est superbement montré, mais aussi dure à la tâche et prompte à la médisance et aux empoignades. La musique et les danses rythment cette longue procession de jours bariolés, et la liesse n’est jamais loin de déraper en cruauté. Tous les personnages sont ambivalents et superbement dépeints dans leurs élans de gentillesse et de générosité comme de lâcheté et d’envie. Certains sont plus malveillants que d’autres, mais aucun n’est complètement mauvais ou vraiment bon. La violence latente est extrême dans toutes les relations, de temps en temps elle explose.
Celle par qui le scandale arrive, Jagna, est le personnage-fil de ce long récit mettant aussi en scène des rapports sociaux impitoyables, des magouilles constantes, une brève jacquerie où riches et pauvres se liguent contre le « château » qui vend les droits des forêts et des pâtures sans vergogne. Plus que la solidarité qui semble inexistante, il met en scène une cohésion dont le mortier réside dans des coutumes communes. Élue à la douteuse promotion de devenir sans l’avoir désiré ni choisi la riche et jeune épouse d’un vieillard égoïste, elle attise la haine des héritiers comme celle de Hanka, la jeune femme trompée et négligée d’Antek, sans se préoccuper de déchaîner les ragots et les médisances de toutes et tous à chacun de ses gestes. Elle se fout pourtant complètement de l’argent de son vieil époux jaloux, comme elle le prouvera. Trop libre, elle excite les jeunes gens et suscite des rivalités parfois ludiques, parfois furieuses entre eux. Elle n’en a cure et tente juste de préserver, en vain, son indépendance. C’est elle qui paiera le prix de désirs qu’elle n’a pas suscités, de jalousies féroces. Elle agit comme catalyseur idéal sur les villageois, à tel point qu’on se demande parfois comment ils épancheraient leur bile et leur cruauté si elle n’était pas là.
C’est une fresque somptueuse, et qu’il vaudrait le coup de voir rien que pour la beauté des peintures. Mention spéciale à l’éblouissante bande-son de Lukasz Rostkowski, avec ses danses et ses chants balkaniques joués par le Rebel Babel Film Orchestra au moyen d’instruments traditionnels tels que la cornemuse, le didgeridoo ou l’accordéon, qui rendent follement lyriques les séquences tournoyantes où les drames éclatent et se défont, dans des enchaînements de fleuve en crue. Rien que pour cela ça vaudrait le coup, mais l’histoire est remarquable, tant par la façon dont s’articule le récit que par la trame historique et sociale. Et pour finir la beauté de la terre, des éléments, embrasse et engloutit tout.
Lonnie
La jeune fille et les paysans, film d’animation lituano-serbo-polonais de Dorota Kobiela et Hugh Welchman, 2023