Emma © Adèle O´Longh

L’anarchisme
d’Emma Goldman

Les textes de l’impétueuse Emma Goldman sont difficilement disponibles sous forme papier, et c’est toujours un bonheur d’en avoir un sous la main. L’anarchisme fait dans les 70 pages et comprend deux textes parus dans Anarchisme et autres essais (1910) : Le véritable sens de l’anarchisme et Minorités contre majorités, qui sont suivis d’un article paru en 1909 dans la revue fondée par Emma Goldman, Mother Earth : Une nouvelle déclaration d’indépendance et d’une intervention publique en mars 1933 : Le point de vue d’une anarchiste sur la vie.

Le véritable sens de l’anarchisme est une splendide démonstration de cette « philosophie d’un nouvel ordre social ». Pour Emma, « Toutes les formes de gouvernement reposent sur la violence, et sont donc injustes et nuisibles, mais également inutiles. » Elle s’emploie à expliquer que les instincts individuels et sociaux ne sont pas opposés, et combien une société a besoin d’individus complètement développés grâce à la liberté de le faire. Mais pour cela il faut venir à bout de ces trois institutions que sont la religion, la propriété et le gouvernement, empêchant respectivement la liberté mentale, physique et matérielle. Sa langue est vive et acérée, claire, tonique. Dans ce texte elle cite à plusieurs reprises Oscar Wilde, en lequel elle puise une grande partie de son inspiration. Bien qu’elle ne pratique pas son ironie mordante et sa puissance lyrique en matière d’utopie politique, car elle est enflammée mais directe et positive, elle partage avec lui l’amour ombrageux de la liberté et une remarquable indépendance d’esprit. On attribue à Emma Goldman cette phrase : « Si je ne peux pas danser, je ne participerai pas à ta révolution », lancée à un anarchiste puritain qui lui reprochait de compromettre la lutte en dansant de tout son cœur. Voilà qui aurait ravi Wilde. Je ne sais pas s’ils ont eu l’occasion de se rencontrer, probablement pas, car Emma était une activiste infatigable et Wilde un écrivain mondain. Mais malgré les apparences, les résonances entre eux sont nombreuses.

Minorités contre majorités a des accents qui rappellent encore Oscar Wilde dans L’âme de l’homme sous le socialisme. Emma y flétrit rageusement la masse maintes fois trompée, saignée et flouée mais qui persiste à se ruer aux urnes pour élire ses exploiteurs. Cette majorité est informe et tend à favoriser les productions les plus médiocres à tous les points de vue. Elle défend l’idée que lorsque l’initiative d’une minorité activiste remarquable débouche sur la loi commune, les acquis se dégradent inexorablement. « Aussi longtemps qu’il a guidé un petit nombre, le principe de fraternité énoncé par l’agitateur de Nazareth a préservé le germe de la vie, de la vérité et de la justice. Dès que la majorité s’en est emparé, le principe même est devenu un cri de ralliement synonyme de sang et de feu, qui n’a laissé sur son passage que souffrance et destruction ». Plus loin, il est question du socialisme, cette idée qui terrorisait les tyrans et représentait l’espoir de millions de personnes prêtes à tous les sacrifices pour la faire advenir. C’est chose faite, dit amèrement Emma, « Presque tout le monde est socialiste à présent : le riche comme sa pauvre victime ; le représentant de la loi comme son malheureux coupable ; le libre penseur comme le suppôt de l’Église ; la bourgeoise à la mode comme l’ouvrière simplement vêtue. » Tout ce dont s’empare la masse est voué à dégénérer, qu’il s’agisse de révolution, l’urbanisme, d’architecture, d’art ou de littérature. « Hélas, les gens n’ont pas de palais, ils rejettent tout ce qui requiert un peu de mastication intellectuelle. De fait, la médiocrité, l’ordinaire et la banalité dominent la production littéraire. » On l’aura compris, Emma Goldman est une anarchiste individualiste qui chérit l’élan perpétuel de la liberté en ce qu’il permet l’épanouissement personnel en chaque humain de toutes les capacités humaines. Et pour cela, il ne faut rien attendre du rouleau compresseur des masses.

Une nouvelle déclaration d’indépendance est un texte vigoureux qui appelle à renverser cet ordre social qui fait qu’en Amérique « l’histoire des maîtres du capital et de l’autorité n’est qu’une succession de crimes, d’injustices, d’oppressions, d’outrages et d’abus, dont le seul objectif est de supprimer les libertés individuelles et d’encourager l’exploitation humaine. »

Dans Le point de vue d’une anarchiste sur la vie, on apprend que l’évènement qui a fait d’Emma une anarchiste déchaînée est l’exécution, en 1887, à Chicago, des cinq anarchistes d’Haymarket Square, auxquels tous les travailleurs du monde doivent la commémoration du 1er mai. Arrivée en Amérique de Russie à l’âge de seize ans et ayant travaillé en usine, elle en a dix-neuf lors de l’exécution des anarchistes. « La mort des martyrs de Chicago a marqué ma naissance spirituelle : leur idéal est devenu ma raison d’être. »

Il faut ajouter que ce petit livre décoré d’une flamme est illustré de diverses représentations d’Emma, de sa célèbre photographie judiciaire à divers portraits, et que deux illustrations issues de Mother nature s’y trouvent aussi. En ces temps de confusion haineuse, ce petit joyau rafraîchissant et tonique est indispensable !

Lonnie

L’anarchisme, Emma Goldman, Nada éditions, 2021.

Illustration : Emma © Adèle O´Longh