Tout commence par la chute à vélo de Timothy Brook alors qu’il pédalait dans la campagne hollandaise. L’hôtesse qui l’héberge pour une nuit lui remet quelques cartes postales de lieux à découvrir. C’est ainsi qu’il entre à Delft où les souvenirs du XVIIème siècle, objet de sa recherche, sont particulièrement présents.
Timothy Brook est un historien, universitaire et érudit sinologue de Vancouver. Son ouvrage va nous transporter entre « les deux pôles du champ magnétique de communications » que sont l’Europe et la Chine. Pour prêter vie aux histoires racontées dans son livre, il nous propose de porter notre regard sur cinq tableaux de Vermeer, qui repose à Delft, sur une toile de son contemporain Hendrik Van Der Burch, et sur une peinture réalisée sur un plat en faïence. L’auteur choisit un élément de chacun de ces sept témoins et les considère dès lors « comme des fenêtres qui ouvrent sur un autre temps, un autre lieu », nous invitant à explorer le monde du XVIIème, siècle de mobilité, de négociations et d’interactions culturelles.
À partir du tableau La vue de Delft, le premier récit pose la base historique de l’ouvrage, avec la naissance de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales qui va lancer des opérations commerciales aux quatre coins du monde. « L’appel de la Chine fut une force irrépressible qui contribua largement à définir l’histoire du XVIIème siècle, non seulement en Europe et en Chine, mais dans la plupart des lieux situés entre les deux ». On estime à un million le nombre d’individus qui firent la traversée de Hollande en Asie. Tandis que le chapeau de L’Officier et la jeune fille riant est prétexte à aborder l’univers de la mode, où la concurrence fait déjà rage, la Liseuse à la fenêtre, à partir d’une jatte de fruits en faïence, nous entraîne dans l’histoire de la navigation. On y trouve de la flibuste ainsi qu’un lettré chinois qui n’aime pas les nouveaux riches chez ses contemporains et porte un regard, somme toute, plutôt condescendant sur la consommation occidentale. « C’était exactement le genre de bric-à-brac digne d’être écoulé auprès d’étrangers ignorants ».
Le géographe, lui, nous conduit à la découverte du monde. Nous assistons, dans un chapitre plus directement politique, à l’émergence de la Compagnie de Jésus, l’essor des cartes géographiques, des équipages cosmopolites, à des naufrages et des rencontres déconcertantes. « Les villageois rassemblés sur la plage observaient, médusés, ce microcosme de gens venus de toute la planète que l’océan avait rejetés sur la grève ». De là, nous passons à l’engouement pour le tabac auquel nul peuple n’échappera, à travers l’immortel qui fume sur une assiette de faïence de Delft. En occident, les prêtres chrétiens « se mirent même à fumer avec une telle passion, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des églises, que le Vatican dut intervenir. Les gens décents qui se rendaient à l’église, nota le pape en 1643, étaient incommodés par l’odeur de fumée et répugnaient à traverser le tapis de cendre qui s’accumulait autour des porches ». En Chine, l’usage du tabac va se répandre progressivement. Si les premiers revendeurs de tabac, appelé liqueur de fumée, seront décapités, l’usage du tabac deviendra plus tard la norme pour toutes les classes de la société, sans considération d’âge ou de sexe, et on verra apparaître un « Guide de l’usage élégant de fumer », destiné au gentilhomme faisant un usage romantique du tabac, avant que n’apparaisse le redoutable et lucratif opium apporté par les Anglais.
Élément essentiel de l’évolution du monde, la production de l’argent dans les Amériques a un fort impact sur les transactions internationales. L’histoire de la diffusion du métal argenté est complexe et brutale. « La violence que la richesse peut engendrer est invisible dans La Femme à la balance. S’apprêtant à peser ses pièces, Catharina Bolnes n’est pas troublée par la frénésie d’acquisition et d’hostilité que l’argent entraînait dans le vaste monde ». L’enfant des Joueurs de cartes, quant à lui, « est la porte qui ouvre sur un vaste monde de voyages, de déplacements, de servitude et de perturbations ». « Ce vaste monde s’insinuait dans la vie quotidienne des Pays-Bas, y introduisant de vrais êtres humains, venus de vraies contrées lointaines ». Dans ce chapitre, retraçant « cinq voyages qui conduisirent des hommes dans des contrées et des situations fort éloignées de leur lieu de naissance », « plane la figure du petit Noir de Van Der Burch, ce jeune garçon qui arriva sain et sauf à Delft, mais ne revint jamais chez lui. »
Enfin, dans un dernier récit intitulé « Aucun homme n’est une île », Timothy Brook nous invite à suivre les méditations du poète et théologien anglais John Donne. « Pour la première fois de l’histoire humaine, on pouvait prendre conscience que c’était une réalité presque universelle. La planète n’était plus une succession de lieux tellement isolés les uns des autres qu’il pouvait se passer quelque chose en un point sans que cela exerce le moindre effet sur ce qui arrivait ailleurs. L’idée d’une humanité commune se faisait jour et, avec elle, la possibilité d’une histoire partagée ».
Livre fascinant qui, parfois, nous submerge par son érudition, Le chapeau de Vermeer est une plongée dans un passé qui fait écho à notre présent. « Si nous arrivons à percevoir que l’histoire d’un lieu, quel qu’il soit, nous relie à tous les lieux et, en dernier recours, à l’histoire du monde entier, alors il n’existe aucun élément du passé – aucun holocauste, aucun exploit – qui n’appartienne à notre héritage collectif »
A lire et à relire.
Elisabeth Dong
Le chapeau de Vermeer de Timothy Brook, Payot 2010