Photo : Écritures de nuit 6 © Adèle O’Longh

Le cœur nomade
Conversation avec Adèle O’Longh

Adèle O’Longh, le voyage est central dans votre œuvre. Tout au long de votre vie, vous avez exploré diverses destinations et cultures. Qu’est-ce qui vous a inspirée ? Pourquoi avez-vous décidé de vous consacrer à cela, et qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans le voyage ? Est-ce une façon de vivre ?

Oui, j’ai le cœur nomade. Je peux vivre facilement un peu partout sur la planète, à condition que l’environnement soit pacifique. Puis un jour, j’ai envie d’aller voir ailleurs, de pointer vers de nouveaux horizons, vers l’inconnu, de rencontrer d’autres personnes et d’expérimenter d’autres façons d’être. Je suis curieuse de la manière dont les gens vivent, ainsi que des animaux, des plantes, des fleuves, des montagnes et des villes… J’aime le départ, ce moment où on ressent soudain une absolue liberté. C’est comme un temps suspendu, un fragment d’éternité.

Dans vos livres, le voyage représente-t-il un apprentissage tangible ou plutôt un processus de renouvellement interne ? Comment vos voyages transforment-ils votre perception de vous-même et des autres ? Pouvez-vous nous raconter un moment qui a profondément influencé votre écriture ou votre vision du monde ?

C’est à la fois un apprentissage et un renouvellement interne. Chaque voyage, mais même chaque déplacement finalement — on n’est pas obligé de partir très loin, tout dépend de la manière dont on le vit —, chaque aventure, est une façon d’apprendre et de porter un nouveau regard sur le monde, sur les êtres, sur le vivant en général et sur soi-même. On se rencontre tout autant qu’on rencontre les autres, surtout lorsqu’on voyage seule. Alors… un moment concret qui a influencé mon écriture, je ne sais pas, mais un moment qui a bousculé ma vision du monde, oui. Lorsque j’étais dans un temple taoïste des Montagnes dans les nuages, en Chine, j’ai fait le tour d’une grande salle dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, dans un passage très étroit, entre deux murs, avec une vieille dame inconnue qui m’avait gentiment prise par la main en me voyant hésiter ; on ne pouvait avancer que le dos collé à l’une des parois, c’était sombre et je suis un peu claustrophobe. Bref, je le raconte dans mon récit de voyage, Les Montagnes dans les Nuages, en marchant lentement dans le noir en nous tenant par la main, nous avons récité encore et encore, durant ce qui m’a paru un temps infini, un mantra en mandarin qui signifie : “ma vie change de sens”. Et effectivement, par la suite, ma vie a changé de sens. C’était un de ces moments-clés, dans une vie, où tout prend sa place. De toute façon, mes voyages dans les montagnes taoïstes de Chine ont profondément changé ma vie.

Le bouddhisme est un thème qui apparaît dans votre œuvre. Pouvez-vous nous raconter comment les enseignements bouddhistes ont influencé votre processus d’écriture et la construction de vos personnages, en particulier dans votre dernier roman ?

En effet, le bouddhisme est présent sous plusieurs formes dans mes livres. C’est une philosophie qui sous-tend en partie la trilogie Les Montagnes dans les Nuages – La Voyageuse Immobile – La Vieille Dame au cœur du volcan — même si Les Montagnes s’inspire davantage du taoïsme et La Vieille Dame des influences monothéistes. Dans mon dernier roman, SAJ, il prend les traits de la nonne bouddhiste Laia, détective privée, prof de kung-fu et fondatrice d’un centre zen. Je n’ai pas créé ce personnage à partir de rien. Il s’avère que j’ai rencontré un jour une nonne zen, ex-championne du monde, qui vivait dans une maison de montagne où elle dispensait des cours de kung-fu. C’est une de mes inspirations.

Comment avez-vous fait la transition de la littérature de voyages et des romans de voyageurs au roman noir ? Y a-t-il un dénominateur ou un thème commun entre les deux ? Qu’est-ce qui vous a le plus plu dans l’écriture de votre nouveau roman ?

Je voulais aborder le sujet de la pédocriminalité. Les gens me parlent très facilement, où que je me trouve. J’ai longtemps porté des histoires de vie violentes que m’ont racontées des femmes, et des hommes, qui ne m’ont pas laissée indemne. Et j’ai souvent été confrontée à mon impuissance. Je pouvais entendre, aider, dans une certaine mesure, par ma présence et mon écoute, mais je ne pouvais évidemment pas réparer l’injustice, redresser les torts ou arrêter les agresseurs. Ce livre est une sorte de réparation. Laia, Flor, Mani, Vargas, Roberto et les autres peuvent agir. Les chamanes et les sorcières ont des pouvoirs paranormaux, Laia est une championne de kung-fu doublée d’une maître zen ; elles, elles peuvent changer les choses. Vargas peut coffrer les méchants, Flor et Roberto mener des enquêtes. Je voulais restituer les témoignages que j’ai entendus, les faire connaître. Mais pour cela, étant donné que c’est un sujet très dur, j’avais besoin de respiration, d’espace. J’avais besoin d’humour, de douceur et de second degré. Je crois que l’enfant en moi, terrifiée au fond par ces récits, tout comme celles et ceux qui me parlaient, avait besoin d’aide pour les raconter. Quand une sorcière et une nonne zen guerrière te tiennent chacune par la main, il est plus facile de raconter l’histoire. Et je voulais aussi offrir ce type de justicières aux autres.

J’ai récemment lu un article affirmant que vous avez écrit SAJ dans le style des polars classiques anglo-saxons. Pensez-vous que cette comparaison soit juste, et quels éléments pourriez-vous identifier dans votre œuvre qui pourraient le suggérer ?

C’est vrai que ma détective — et ceux qui gravitent autour d’elle — a beaucoup à voir avec les romans policiers qui mettent en scène avec humour des enquêteurs ou des enquêtrices improbables dans des pays parfois étonnants. J’aimais bien la collection de 10/18, Étonnants Détectives, qui présentait des enquêteurs comme le juge Ti en Chine, ou Mma Ramotswe au Botswana. Ce genre de polars est généralement l’œuvre d’anglo-saxons, effectivement. En tout cas, j’ai écrit avec une grande liberté et j’ai aimé ces personnages excentriques et souvent drôles sur lesquels j’ai pu m’appuyer pour parler du fléau des violences sexuelles.

Votre roman est situé à Barcelone et dans l’Empordà. Pourquoi avez-vous choisi ces endroits en particulier ? Quelle connexion avez-vous avec ces espaces, ou qu’est-ce qui vous attire en eux ?

Je connais bien Barcelone, c’est un de mes ports d’attache, et l’Empordà en est un autre. Ce sont des lieux qui me sont chers et j’avais envie de continuer à écrire des choses qui se passent dans ces endroits-là. De plus, Barcelone est une grande ville moderne, tandis que dans l’Empordà, il y a encore des personnes du type de Mani. La chamane de SAJ est inspirée d’une femme qui existe vraiment. Je l’ai complètement transformée, bien sûr, mais cet univers est toujours présent dans certains villages de l’Empordà.

Avec ce roman, on a l’impression d’assister au début d’une série. Reviendrez-vous avec de nouvelles intrigues et maintiendrez-vous votre équipe de détectives au fil de plusieurs romans ?

Je ne sais pas encore, mais c’est possible, en effet, car j’ai pris goût à la liberté d’écrire de cette manière chorale, sans m’arrêter à des frontières entre ce qui est fantaisiste et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est fantastique ou réaliste. Le polar m’a permis de lever des freins. Et j’ai malheureusement encore bien des récits de violence à restituer.

Que pensez-vous des adaptations cinématographiques et télévisuelles de romans policiers ? Aimeriez-vous voir vos détectives à l’écran ?

Oui, je crois que Laia, qui ressemble à Bruce Lee en blonde, et sa jeune assistante Flor, à l’allure pop punk avec ses dreadlocks, forment un duo très cinématographiques. De fait, j’ai écrit, avec un ami auteur de polars et de séries TV, l’adaptation de SAJ pour une série en six épisodes. C’était en 2021, juste après que j’ai terminé la première mouture du livre. Une maison de production parisienne était intéressée à ce moment-là, et puis finalement, la personne en charge du projet a quitté l’entreprise et ça ne s’est pas fait. Ce serait bien. Tout ce qui pourrait amener à une plus grande prise de conscience sur le sujet des violences sexuelles serait le bienvenu, je crois.

Quels thèmes ou valeurs considérez-vous comme les plus importants dans vos livres ? Quel message ou quelles réflexions espérez-vous que les lecteurs retiennent après avoir lu vos œuvres ?

Dans mes livres, je ne sais pas, mais pour moi, ce serait : la liberté, le respect de la dimension propre de l’autre, le plaisir de découvrir encore et encore ce que signifie vraiment l’altérité, en même temps que notre relation profonde à tout ce qui est vivant, la curiosité, l’écoute, l’entraide, et puis l’amour — toujours ! —, la tendresse, et le courage, certainement. L’équité… D’une manière générale, je souhaiterais transmettre que la reconstruction est toujours possible, que l’ouverture est au coin du regard et qu’il ne faut pas avoir peur de prendre la route, car partir change tout.

Conversation entre Ana Zendrera, éditrice et libraire à Barcelone, et Adèle O’Longh.

Photo : Écritures de nuit 6 © Adèle O’Longh