Sweet dreams are made of this
Ce roman est très original dans sa forme, très beau par son écriture inventive, et je me rends bien compte que je commence cette chronique par sa conclusion, mais ce texte est déstabilisant parce qu’on ne sait comment caractériser ce qu’on lit.
C’est en tout cas une formidable histoire. Salvador est un grutier qui travaille sur un chantier étrange puisqu’il enferme son appartement en l’entourant de grands immeubles qui vont boucher la belle vue qu’ils avaient sur la ville jusqu’alors. Dans cet appartement qui se situe peut-être à Montpellier, il vit avec sa femme et ils attendent leur premier enfant, ils sont heureux, quoique tout de même contrariés par cette bétonnisation invasive.
Mais alors qu’il œuvre à cette tâche de manière consciencieuse et professionnelle, il se produit une sorte de rupture de l’espace temps. Nous voilà embarqués dans une autre réalité, sous prétexte de trou dans une chaussette, faite de souvenirs et d’illusions, de road trip vers l’Espagne (dans une Bagheera, je ne connaissais pas cette voiture improbable des années 70). On ne sait plus bien ce qui se passe, c’est une sorte d’introspection en direct sous hypnose.
Le résultat est magnifique, tellement l’écriture d’Anne Bourrel est travaillée, surprenante, avec des personnages incroyables, notamment celui de la mère de Salvador, toute puissante, toxique et adorée.
« La mer, agitée par le vent puissant, vole en crachats blancs tout autour d’elle. Elle se déchausse et pose ses escarpins rouges sur la table de la cuisine. La mer continue de postillonner tout autour d’elle dans l’appartement. Elle frotte les chaussures au chiffon, Salvador l’a vue faire mille fois. Elle chantonne et, tout en chantonnant, elle s’approche, de plus en plus près. Elle est si proche maintenant qu’il peut sentir son souffle chaud et le bombé de ses lèvres contre son oreille. »
Et puis les lieux aussi, très étonnants comme ce village espagnol d’où il vient, Colera, sur la côte méditerranéenne, pas loin de la frontière française. Un village « où aucun touriste ne viendra se perdre, parce que la route pour y accéder est mauvaise, étroite, pleine de virages au-dessus de falaises noires et brûlées et que le vent souffle fort, si froid qu’on peut s’y geler les os, même en plein été. »
Le récit est sous tension, on s’attend à ce qu’un accident arrive, soit avec la grue, soit avec la voiture, soit parce que l’accouchement va être problématique. Salvador ne se sent pas bien, il lui arrive des choses bizarres, il parle avec les morts et on s’inquiète.
Ce livre est à lire, absolument. Il plaira forcément pour peu qu’on s’adapte à cette belle écriture onirique un peu décalée, très sombre et lumineuse à la fois.
François Muratet
Le Roi du jour et de la nuit, Anne Bourrel, La Manufacture de livres, 2023
Le Roi de jour et de la nuit Illustration @ Gina Cubeles 2024