Les chroniques d’Asli Erdoğan sont bouleversantes. Scènes de guerre insoutenables, bruit du canon, les balles des mitraillettes sifflent. Corps recroquevillés, silence et vacarme mélangés. 2016, « coup d’État » en Turquie. L’armée s’abat sur la ville. Le recueil est constitué de vingt-neuf textes parus dans la presse au cours des dix dernières années : chroniques politiques, réflexion sur l’écriture et l’exil.
L’écrivaine et journaliste turque Asli Erdoğan, victime de la chasse aux sorcières déclenchée en juillet 2016, a été emprisonnée pour ses écrits puis libérée en décembre 2016. Elle vit actuellement en exil en Allemagne en attendant son procès où elle risque la prison à perpétuité. Son délit : avoir écrit dans un journal pro-kurde, Özgür Gündem, pour dénoncer les atteintes à la liberté d’opinion, les exactions envers les intellectuels et les opposants au régime d’Erdoğan. Cet engagement, et son infatigable lutte pour la liberté de la femme, lui vaut encore aujourd’hui des menaces de mort. Physicienne de formation, elle s’est tournée vers l’écriture pour témoigner et faire que jamais on ne s’habitue à l’horreur.
Le silence même n’est plus à toi est un long cri de désespoir qui tente de déchirer le silence. Asli Erdoğan nous brosse un portrait de la Turquie et de son racisme d’état qui se traduira, entre autres, par le génocide arménien de 1915 et les massacres des Kurdes en 1938, encore perpétrés de nos jours. Elle nous demande de ne pas oublier l’Histoire. Les drames s’effacent de la mémoire humaine. Les voix se taisent. Sa révolte désespérée face au mutisme interroge le monde entier ; « Un jour viendra peut-être où nous dirons : le fascisme, c’était vraiment bien. » Elle rend compte des atrocités commises par le gouvernement turc. Chacune de ses chroniques est détresse et désarroi. On la sent épuisée par sa lutte quotidienne, meurtrie par tant de crimes, laissant apparaître parfois un sentiment d’impuissance. Tous ces prisonniers kurdes embastillés, tous ces corps déchiquetés, femmes, enfants… Mort confisquée. Voix tues. Et ce silence volé qui donne son nom au recueil.
Mais la militante relève la tête et repart au combat. Journalistes arrêtés ou assassinés, la Turquie est au 151ème rang sur 180 pays en ce qui concerne la liberté de la presse. « Ne pas être complice de ces meurtres », défendre la liberté et la paix, c’est le sens de l’existence d’Asli Erdoğan, de son destin, de son ode à la mémoire. « La même nuit sans fond et sans fin (…) Chaque mémoire regorge désormais de cadavres refroidis et le notre même. » Elle nous décrit précisément le chaos, le champ de ruines, puis zoome sur « un vieil homme qui pousse un hurlement de peine et de révolte ». Désolation partout. Destruction de la moindre parcelle de vie. La tragédie est innommable. Comment survivre à une telle épreuve ?
Les propos d’Asli Erdoğan ne sont pas une réflexion générale sur la guerre. Elle se souvient des êtres humains dans leur unicité : un journaliste turc d’origine arménienne assassiné en 2007, une jeune militante communiste d’Istanbul, Kaider, à laquelle elle rend hommage, venue se battre contre Daesh et abattue en novembre 2014 par des soldats turcs à la frontière. Les mots trempés dans le sang des cadavres, sa lassitude d’« écrire contre la nuit, avec la nuit » , écrire avec sa langue, ses hésitations, ses répétitions… L’élégance poétique de son écriture est douloureuse. Elle n’épuise pas par ses écrits l’épouvante de la guerre. Mots de contraste et de contraire, dichotomie à fleur de peau. Elle balance entre espoir et désespoir, ombre et lumière.
Elle interroge le pouvoir de l’écriture dans Nous sommes coupables, doute ; « Que peut l’écriture face à ces terres dévastées et jonchées de cadavres ? », puis se reprend à nouveau pour embrasser la puissance des mots comme arme de résistance. La revoilà au front dans un réquisitoire contre la torture d’État, les viols et l’impunité des tortionnaires ; La caravane des estropiés.
On frémit d’horreur à la lecture de ces chroniques si bien écrites. Notre sentiment de révolte et d’impuissance laisse place à une intense solidarité avec l’écrivaine persécutée pour sa parole et ces femmes et ces hommes qui luttent contre le despote Erdoğan. On ne peut que recommander vivement la lecture de ce recueil magnifique, de sorte que le silence soit extrait de sa tombe.
Francine Klajnberg
Le silence même n’est plus à toi d’Asli Erdoğan, Actes Sud, 2017
Livre audio Le silence même n’est plus à toi lu par Catherine Deneuve, Des femmes – Antoinette Fouque, 2017
À lire ici la dernière interview de l’auteure publiée par le magazine Kedistan
Photo © Adèle O’Longh