C’est un petit bouquin où des fragments de souvenirs se suivent dans un ordre un peu aléatoire, avec des retours vers un passé relativement proche qui donne parfois sur un passé très lointain. On a l’impression peu à peu que la magie de cette terre martyrisée sourd du fond des âges, comme la buée d’une source invisible. Ce qui est posé dès la première scène à surgir du passé est la fragmentation du pays due à la multiplication des barrages. On est dans le sud de la Cisjordanie, à la fin de l’hiver 2001. En quelques bribes, l’enfer de l’occupation est décrit, avec cette asphyxie des échanges les plus bénins, et l’opiniâtre résistance de la population qui trouve sans cesse, au fil des jours, de nouvelles pistes, de nouveaux itinéraires pour passer quand même. Il y a les périodes de guerre, les périodes de siège, les périodes de simple occupation. Et ces scènes terribles qui émaillent le quotidien, ces hommes alignés mains sur la tête sur le bord d’une petite route, au milieu de nulle part, ces colons animés d’une haine superlative et qui emmènent leurs enfants au blocage des Palestiniens, les ruines, les linceuls blancs, et la beauté irréelle des lieux, les anémones qui font saigner le paysage, les herbes dorées, les gazelles, les puits de montagne, les antiques petits villages dispersés. L’occupation. Naplouse, en mai-juin 2002, après que l’armée se soit retirée :
« Au bureau, les collègues retrouvés sont hagards. Ils disent ne pas avoir reconnu leur quartier, avoir oublié le chemin de l’épicerie. Leurs récits s’entremêlent. J’en garde un infime détail : « installés » au-dessus de l’appartement d’une psychologue, les snipers urinant chaque jour sur le linge resté à sa fenêtre. »
Les souvenirs font surgir des paysages magiques dont on a l’impression que nul fragment d’histoire, si féroce soit-il, ne pourra les effacer, même en les rasant, même en les écrasant sous une domination démente : ils sont trop anciens, ils portent trop d’histoire. C’est la puissance d’évocation et la douceur mélancolique de Stéphanie Dujols qui permettent de les susciter dans leur étrange permanence, malgré la situation insoutenable, les atrocités récurrentes, comme ces colons qui font la chasse aux enfants dans l’arrière-pays de Ramallah :
« Il s’agissait de retrouver l’un de ces villages haut perchés où les colons écrasaient les enfants. J’y étais montée avec un collègue un jour de forte brume. Il fallait interroger les gens, rédiger un nouveau « rapport ». Surgis de nulle part, les colons venaient faire du rodéo avec leurs breaks dans les descentes abruptes du village, coinçant et pourchassant les enfants sur les bas-côtés jusqu’à les renverser. »
Les enfants sont omniprésents. Ils sont la cible des snipers ou des patrouilles quand, bravant le couvre-feu, ils sortent pour faire voler leurs cerfs-volants. Ils sont fracassés ou mutilés dans les bombardements. Ils sont privés d’école. Ils vivent l’occupation, ils vivent les périodes d’accalmie où la mort ne fait que ralentir sa faux et les périodes de guerre ouverte. Tout ceci est décrit avec minutie, de façon tranquille et saisissante. Mais surtout la Cisjordanie apparaît dans sa magie séculaire, elle qui est militairement dominée et mitée de colonies, grillagée de barrages, mais à qui son peuple amoureux donne les mille noms de ses terres, ses champs et ses vergers parfois grands comme des mouchoirs : la tortueuse, la déversée, la rousse, la Cananéenne, les escaliers, mais aussi le genou de rosée, le puits de la vipère, la plaine de la faim, la maison de l’ogresse, la ceinture du chat, la porte du vent. La Cisjordanie et ses bâtiments antiques, ses cimetières perdus, ses brumes fantastiques, ses puits qui plongent au centre de la terre, et ses légendes. Tous les récits se regroupent comme des enfants autour d’un conte, celui du renard et des figues. Et un renard au pelage gris bleuté semble ouvrir pour nous les portes invisibles de ce pays aussi aveuglément méprisé et ignoré par ceux qui le brutalisent que le peuple tout aussi maltraité qui le nomme, l’aime, fait corps avec lui.
« À l’image du paysage, il semble aborder la culture de ses terres avec une grande souplesse. De saison en saison, il ne dédaigne pas l’improvisation. Tenter telle céréale plutôt qu’une autre, telle légumineuse encore jamais cultivée dans le coin. Tout pousse. La terre, quoique rare, est fertile, la main aguerrie. Seulement, la nuit, il y a les sangliers qui rôdent. Lâchés par les colons tapis de l’autre côté de la crête, sur le flanc nord, ils peuvent anéantir le labeur d’une saison. Quant aux figuiers qui parsèment l’ultime replat avant la cime de la colline, ce sont les premiers à subir leurs razzias. Il faut sans cesse ruser, poser de nouveaux pièges, et même, certains soirs, faire le guet sur le toit de la cabane de l’enfance. »
Ce poétique petit livre qui rend compte de l’inhumanité de l’occupation sans jamais oublier une seconde de rendre hommage à la beauté des paysages, à la résilience de ses gens, vient à point nommé nous rappeler que l’histoire de ce pays s’écrit depuis beaucoup plus longtemps que quelques mois. Que la barbarie n’a pas attendu le raid d’octobre pour se manifester. Stéphanie Dujols, pendant une période s’étirant sur plus de vingt ans, a croisé dans ce pays mythique des gens qui vivent en dépit des conditions de plus en plus féroces, qui espèrent, qui s’inquiètent pour des chevaux, qui cherchent des trésors enfouis peut-être depuis des millénaires dans des labyrinthes rocheux marqués de mystérieux hiéroglyphes, elle a croisé des adolescents qui sillonnent clandestinement le lacis de sentiers pour se regrouper et lancer des pierres sur les soldats, des enfants hospitalisés dont la miséricorde embrasse tous les autres blessés, des jeunes garçons qui se postent à l’endroit où on peut, certaines heures, voir bondir les gazelles. La richesse de son livre est inversement proportionnelle à sa taille.
Lonnie
Les espaces sont fragiles, carnet de Cisjordanie, Palestine 1998-2019, de Stéphanie Dujols, col. Un endroit où aller, Actes Sud, 2024.
Illustration : Les Espaces sont fragiles © Gina Cubeles 2024