Le Yiddishland est un territoire qui comprend la Pologne, la Lituanie, la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine, « zone de résidence » imposée aux Juifs par l’Empire russe de 1791 à 1917 – ces derniers, sauf rares exceptions, étant interdits de séjour en Russie blanche -, avec une population importante également en Roumanie et dans le nord-est de l’Empire austro-hongrois. La condition des Juifs y est désastreuse ; persécutés et victimes de pogroms, ils vivent dans des situations d’extrême pauvreté.
En 1905, les libertaires juifs aspirant au modèle de société anarcho-communiste élaboré par Kropotkine se comptent en milliers dans l’empire tzariste. Rien qu’en Pologne, 90% des anarchistes sont juifs. Ils créent des organes de presse, font des appels aux paysans, aux travailleurs, en russe et en yiddish. Nombre d’entre eux sont armés et moteurs du mouvement, professant pour certains « la propagande par le fait », à savoir le fait insurrectionnel comme moyen de propagande. S’ensuit une répression féroce. Ceux qui ne sont pas exécutés ou déportés en Sibérie, s’exilent en France, en Angleterre, ou aux États-Unis pour la plupart, où on les retrouve dans toutes les grandes luttes. En 1910, le journal Freie Arbeiter Stimme – dans lequel écrit Emma Goldmann avant de créer la revue Mother Earth -, publié en yiddish à New York, tire à 20 000 exemplaires.
Si, au moment où éclate la guerre de 1914, il ne reste presque plus d’anarchistes juifs dans l’Empire russe, nombreux sont ceux qui reviennent en 1917 pour prendre part à la révolution. Ce sont eux qui, entre autres, contribuent à structurer le mouvement libertaire, plus particulièrement l’anarcho-syndicalisme, dans les soviets.
En 1919, victimes de la répression bolchévique, la majorité des libertaires juifs passent en Ukraine où ils s’occupent notamment de la structure de la confédération des groupes anarchistes ukrainiens, avec une propagande en russe et en yiddish. À Odessa, ils tentent de monter une école libre, sur le modèle des écoles Ferrer de Catalogne.
Jean-Marc Izrine revient ici sur la figure, jamais réhabilitée, du révolutionnaire anarchiste ukrainien Makhno, accusé à tort d’antisémitisme par la désinformation bolchévique relayée par les services d’Occidentaux zélés – dont Kessel et son inénarrable Makhno et sa juive, qui figure aujourd’hui encore au répertoire de Gallimard sans le moindre avertissement quant au caractère diffamatoire et révisionniste de son postulat de départ. Il démontre la participation de nombreux Juifs, aussi bien dans la structure de la Makhnovtchina que dans la composition de bataillons entiers – dont certains totalement décimés par les Russes blancs.
Nous lisons ainsi que dans un Empire russe en proie à un antisémitisme constitutionnel, le paysan Makhno, loin de l’antisémitisme social de gauche à la Proudhon, comme le prouvent les témoignages de multiples Juifs qui l’ont côtoyé jusqu’à la fin de sa vie, ne professait aucune haine anti-juive, la plupart des pogroms qui lui ont été attribués ayant été perpétrés par des Russes blancs, principalement, des nationalistes ukrainiens ou des troupes de paysans bandits. L’organisation makhnoïste, nous dit Jean-Marc Izrine, étant horizontale, lorsqu’il est apparu que quelques rares groupes avaient effectivement fait des pogroms pour leur compte, les coupables ont été condamnés ; à mort pour certains d’entre eux.
L’auteur nous entraîne aussi sur les traces de ceux qui rejoignent les libertaires à Barcelone, auxquels s’ajoutent les Juifs allemands et autrichiens fuyant les persécutions nazies, il nous raconte le rude débat pro et antisioniste… ainsi que bien d’autres choses, dans un livre complet et très bien documenté qui trouve un écho particulier en ces temps difficiles.
Kits Hilaire
Les libertaires du Yiddishland de Jean-Marc Izrine, Alternative libertaire, 2014
Pour en savoir plus sur Makhno, voir le film de Hélène Chatelain : Nestor Makhno, paysan d’Ukraine
Illustration : Hommage à Durruti de Jankel Adler