Les yeux grands ouverts, journal d’une condamnation / chronique d’une exposition, de Zehra Doğan, est un magnifique petit livre qui rassemble dessins et courts textes sur une période de quelques mois. Le journal de bord commence le 21 décembre 2015, par la lettre de la petite fille kurde Elif Akboğa, alors âgée de 10 ans, qui raconte dans un texte court ce qu’elle vit à Nusaybin. La diffusion de ce texte constituera le premier chef d’accusation à l’encontre de Zehra. Le deuxième chef d’accusation portera sur un dessin de Nusaybin où les chars turcs, figurés comme d’énormes scorpions noirs, s’avancent dans des ruines où flottent des drapeaux turcs. Ces deux chefs d’accusation vaudront à Zehra deux ans, neuf mois et vingt-deux jours de prison ferme.
Zehra Doğan a fondé en 2012 l’agence d’information JINHA, exclusivement composée de femmes. Elle obtiendra un prix pour son travail sur les femmes yézidies persécutées par Daesh. L’agence est fermée par décret en octobre 2016, et la plupart de ses membres se retrouvent en prison. Un édito de Naz Öke, journaliste turque et infatigable soutien de Zehra, expose la situation et le contexte. Jusqu’au 21 juillet 2016, le journal de bord relate le quotidien effroyable d’une guerre génocidaire qui ne dit pas son nom : « Tout le monde quitte la ville larmes aux yeux, sacs sous le bras. Nous nous embrassons tous et toutes. Il y en a qui pleurent à gros sanglots. Ils dévisagent, les yeux pleins de souffrance, celle et ceux qui restent, parce qu’ils savent qu’à leur retour, plusieurs personnes qu’ils auront laissées derrière n’y seront plus. » Puis Zehra est emprisonnée à Mardin, et elle chronique sa résistance et celle des autres femmes. Ensuite viennent les jours clandestins : libérée sous conditions le 9 décembre 2016, Zehra ne se rend pas au tribunal qui confirme sa peine, et commence sa cavale jusqu’au 12 juillet, où elle est arrêtée et envoyée à la prison de Diyarkabir. Le livre s’ouvre alors sur ses œuvres évadées, tandis que s’arrête la chronique qui reprendra sous une autre forme dans un autre livre, Nous aurons aussi de beaux jours.
À Mardin, Zehra dispose de matériel pour peindre et ses œuvres peuvent se déployer sans cette facture de pénurie et de bricolage acharné qui sera la marque de ses dessins à partir de Diyarbakir. Elle représente la geôle, elle-même, et ces femmes dans leur nudité. Nudité qu’elles utiliseront comme un instrument de révolte en se présentant collectivement sans vêtements pour protester contre les fouilles à corps incessantes. Mais l’action de résistance collective la plus remarquable a pour départ la fermeture d’Özgur Gündem le 16 août 2016. Özgur Gündem était un journal en Turc principalement lu par les Kurdes, et le seul que ces femmes recevaient en prison. Après maints sanglots, lamentations et cris de révolte, elles décident, par solidarité envers les journalistes et en signe de protestation, d’éditer clandestinement leur Gündem à elles. Le journal sera entièrement manuscrit et leurs dessins y remplaceront les photos interdites. Sur les grandes feuilles de papier kraft dont Zehra dispose pour ses dessins, elles composent le journal, mêlant les nouvelles qu’elles reçoivent de l’extérieur aux nouvelles de la prison. Zehra leur donne des cours de dessin afin que chaque journaliste improvisée puisse illustrer son article. Les sujets abordés sont divers : « Espoir amour », « La pauvreté », « Le prix à payer pour un chant en Kurde est 19 ans de prison », « L’eau rouillée, danger dans les geôles », « Un bébé de cinq mois est mis en prison », etc. etc..
Evadé à la faveur d’une visite, ce chef-d’œuvre manuscrit se répand sur les réseaux sociaux et fait un tabac. Il sera élaboré en secret, évadé et diffusé deux fois. C’est une merveille graphique en même temps qu’une bouleversante manifestation de résistance et de courage indomptable. « Toutes nos amies ont l’esprit des « petits généraux d’Apê Musa » (enfants kurdes qui distribu(ai)ent les journaux interdits, censurés ou saisis par le gouvernement) en elles. On dit que « puisque le salut des humains ne vient pas de Dieu, il doit se trouver sur la terre ». C’est pour cela que nous cherchons à faire des prisons un espace de lutte. Je ne serai peut-être jamais libérée, nous sommes en Turquie après tout. Je ne m’attends pas vraiment à ce que ça finisse bien ».
Les jours clandestins sont plus durs encore que la prison, en raison de l’enfermement, mais aussi de l’isolement et de l’angoisse d’être arrêtée, qui ne s’achèvera qu’avec l’arrestation. Cependant Zehra continue de travailler assidûment.
La plus grande partie de ce remarquable recueil est composée des dessins de Zehra, et on comprend que les yeux grands ouverts sont ceux de Ceylan Önkol, enfant tuée en 2009 par l’armée : « Sur cette unique photo d’identité qu’elle laissait derrière elle, Ceylan ouvrait ses yeux autant qu’elle pouvait. Parce que si ses yeux s’étaient fermés sous l’effet du flash, elle aurait été obligée d’utiliser une photo ratée. Parce qu’elle savait que son père n’avait pas dans sa poche suffisamment d’argent pour faire une deuxième photo. Comment pouvait-elle savoir qu’elle allait raconter au monde que tout ce qui se disait (ici) était des mensonges. Dans mes œuvres, tous ces grands yeux sont en vérité, les yeux de Ceylan Önkol. »
Lonnie
Les yeux grands ouverts, journal d’une condamnation / chronique d’une exposition, de Zehra Doğan, Laurence Loutre-Barbier, Naz Oke, Éditions Fage, 2018
Voir le film de l’exposition Les yeux grands ouverts