C’est une histoire de sévices infligés à un malheureux et diffusés en direct durant des années, par une bande de nervis. De mauvais traitements non seulement monnayés sur une plateforme ayant pignon sur rue, mais aussi financés directement par des spectateurs proactifs — une somme : un coup porté —, de centaines de milliers de spectateurs avides de voir, en famille parfois, un homme marginalisé, dit « cassos », simple d’esprit, édenté, cardiaque, usé de telle sorte qu’à 46 ans il en paraissait plus de 60, ayant fait l’objet de maltraitances toute sa vie, en situation de précarité, qui accepte de se faire torturer chaque jour, physiquement et psychologiquement, moyennant finances, sous les rires de ses bourreaux et les hourras des « fans ». Et ce, jusqu’à la mort.
C’est une histoire que je n’écrirai pas, qui vient d’arriver là, en France, en 2025 et qui m’a plongée dans un gouffre sans fond. Gouffre où j’ai découvert tous les pans d’une réalité parallèle que je croyais confinée au dark web, comme les snuff movies et les viols commandités par des types derrière leurs écrans.
Sauf que dans cette histoire, tout était au grand jour : les lives, par milliers, sur la plateforme ouverte à tous ; les vidéos sur la toile ; les enfants se faisant filmer ou photographier avec le martyrisé ; les exactions partagées sur les réseaux sociaux… Tout à un clic, à un souffle de moi… et l’air me manque. Depuis que j’ai pris connaissance de cette affaire, l’air me manque. Littéralement.
Lorsque j’avais 16 ans, un clochard (on ne disait pas cassos à ce moment-là) avait été torturé et tué par trois jeunes qui, comme dans l’histoire que je n’écrirai pas, lui avaient proposé un toit. Son calvaire avait duré une nuit. La jeune fille que j’étais alors avait pensé qu’une nuit entière était une éternité. Les trois accusés — dont un mineur — avaient pris vingt ans.
Dans cette histoire que je n’écrirai pas, le supplice — et le spectacle du supplice — a duré des années. L’homme est mort en direct lors d’un stream au cours duquel s’enchaînaient des sévices se déroulant dans un lieu d’où il lui était interdit de sortir, malgré ses protestations, depuis 12 jours. 12 jours et 12 nuits filmés et diffusés en direct, sans interruption.
Et dans cette histoire, pour l’instant, rien ne se passe.
Les spectateurs proactifs ne sont pas inquiétés, la plateforme est attaquée en justice par une ministre mais n’est pas bannie, les tortionnaires ne sont pas mis en examen – leurs hordes de soutien menacent physiquement ceux qui les accusent sur la toile, diffusant noms et adresse en toute impunité -, leurs avocats, évoquant à la fois la mise en scène et le consentement du décédé, ont été complaisamment relayés sur les plateaux télé ; et dans un cynisme propre aux temps, ils ont déposé une plainte pour le harcèlement, dont, disent-ils, souffrent leurs clients ! Le médecin légiste n’a relevé sur la victime aucun coup direct ayant pu entraîner la mort, les autorités ont annoncé que les streamers n’étaient pas responsables du décès, tandis que sur les réseaux sociaux, la mère du mort — que ce dernier aidait financièrement depuis qu’il gagnait sa vie en tant que souffre-douleur cassos —, lors d’une déclaration téléphonique orchestrée par le chef de la bande qui parlait à ses côtés, a appelé les fans à soutenir les tortionnaires, arguant que son fils est mort heureux. Le tout tandis que les messages de solidarité avec les bourreaux s’affichaient en direct. Quant au corps de la victime, il est parti en fumée lors d’une crémation où la mère a posé en photo finale avec les lascars qui ont achevé son fils…
Bon. Il faut avoir le cœur bien accroché. Je ne vais pas entrer dans les débats qui agitent la toile : menace, emprise, appât du gain (très gros gains gérés par le chef de bande), déni… pourquoi aucun service social ne tient cette femme, visiblement aussi fragile et inadaptée que l’était son fils, à l’écart de ces types ? Le fait divers en lui-même n’est pas ce qui motive ce texte aujourd’hui… Le net est peu à peu nettoyé, les bourreaux s’activent pour faire disparaître toutes les images de torture et ne laisser que des vidéos bon enfant, celles où ils étaient gentils avec leur « chien », la plateforme a fait la chasse aux preuves, les streamers le reste. Ils réécrivent l’histoire sur les réseaux sociaux, tranquillement. Et pourquoi se gêner ? Personne ne leur a interdit de le faire. Pas de mise en examen, pas de partie civile, aucune régulation… Les faits étaient pourtant signalés depuis longtemps.
J’étais en train d’écrire un article sur le livre Femme-Rivière lorsqu’est tombée cette nouvelle. Dans ce recueil, l’amérindienne Katherena Vermette compare la Rivière Rouge, devenue dépotoir, à une femme « cassée par tout ce qui a été jeté en elle ». Et je me dis que c’est là ce que devient l’humanité, partout sur la planète, cassée par tout ce qui est continuellement jeté en elle, par ce déversement non-stop de violence et d’humiliations, de sadisme à grande échelle, d’images et de paroles abjectes…
Alors, j’ai bien conscience que cet article ne sert à rien. On est déjà beaucoup trop loin, les fans enfants et adolescents de ce spectacle se comptent par milliers, et ce n’est pas comme si j’ignorais le caractère à la fois exceptionnel et systématiquement banalisé du crime totalitaire…
Kits Hilaire
L’histoire que je n’écrirai pas, de Kits Hilaire, Double Marge 2025
Photo © Adèle O’Longh-Mercy