En 1973, le commissaire Daquin, héros récurrent de Dominique Manotti, est un jeune flic de 27 ans nommé pour son premier poste à Marseille, ville qu’il connaît mal et où il se sent étranger, sentiment que ses collègues ne cherchent pas souvent à dissiper. Forte personnalité, le commissaire ne s’en émeut pas, il observe les conflits entre Français autochtones, pieds-noirs nostalgiques et maghrébins déracinés, les complications avec l’ancien SAC (Service d’action civique, la police parallèle gaulliste), l’ancienne OAS, la nouvelle extrême droite, les gauchistes idéalistes. Il cherche à comprendre comment tout ça fonctionne, qui manipule qui, tandis qu’au sein de la préfecture ces divisions se répercutent et entrainent des luttes de pouvoir entre de nombreux clans, dont celui des flics rapatriés d’Algérie dix ans auparavant n’est pas le plus pacifique, ni le plus dépourvu de mauvaises habitudes.
Avec ce treizième roman, Dominique Manotti nous entraîne dans la tête des uns et des autres, ne nous épargne rien des sombres pensées des salopards, des assassins, des manipulateurs, nous fait partager les espoirs des victimes, des militants, des bons flics, dont Daquin bien sûr. Car l’autrice ne dégaine pas sa plume pour nous divertir, on s’y est habitué et on y prend goût, mais pour mettre sur la table des événements oubliés et a posteriori incroyables : au cours de l’été et de l’automne 1973, des Maghrébins sont tués par dizaines dans toute la France, dont une vingtaine à Marseille. Ces chiffres énormes sont à la fois connus et ignorés : la presse, la police et la justice parlent de règlements de compte entre délinquants, de suicides, de disparitions sans y apporter la moindre preuve, sans y consacrer la moindre enquête sérieuse, les affaires sont classées faute d’éléments, faute de motivation policière. Tout le monde s’en fiche donc, sauf les intéressés bien sûr, soutenus par quelques militants de gauche qui ont compris ce qui se passe : l’extrême-droite se renforce, elle agglomère des éléments épars, des soldats perdus comme on dit, des sales types qui ont déjà du sang sur les mains et quelques idées politiques tordues, comme celle de tuer des Maghrébins pour qu’ils comprennent qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’ils doivent retourner chez eux. Ces assassinats vont même jusqu’à provoquer l’arrêt de l’émigration algérienne par le président Boumediene au motif que les Algériens ne sont pas en sécurité en France, ce que le gouvernement français refuse d’admettre : la France n’a pas de tradition xénophobe, explique sans rire un ministre.
De ces dizaines d’actes criminels et terroristes, puisqu’il s’agit de terroriser les immigrés, Dominique Manotti en sort un, un cas qui aurait pu disparaître dans les méandres de la procédure, mais comme Daquin passe par là, l’ensevelissement n’est plus possible. L’affaire prend de l’importance et la justice est obligée de faire un peu mieux son travail.
L’une des originalités de ce roman, c’est que tout le monde enquête pour savoir qui a tué : la justice bien sûr, à sa manière, avec les flics de la sûreté spécialisés dans les voies de garage, Daquin pour la police judiciaire, parce que c’est lié à une autre affaire dont il a la charge, les frères et le père de la victime, les journalistes, les avocats et, trouvaille de ce roman, des policiers membres d’un réseau officieux enquêtent hors de tout cadre légal pour savoir ce qui s’est vraiment passé, parce qu’ils veulent défendre la corporation des flics de base, c’est-à-dire les pandores en tenue de la police urbaine, et ils n’aiment pas ce qui pourrait sortir de ce boxon. Soucieux d’épargner la maison, ce ne sont pas les derniers à vouloir étouffer l’affaire.
Dans cette ambiance très virile où les gars mettent souvent leurs couilles sur la table, se dégage la figure complexe et attachante de Nadia, fille de harki et liée au milieu pied noir, jouet de quelques salopards mais décidée à ne pas s’enferrer dans le rôle de victime perpétuelle.
Ce roman est une belle reconstitution du Marseille complexe des années 1970, il nous rappelle des événements tragiques et la complicité de l’État français, le rôle de la justice et de la police où les Daquin existent peut-être mais ne sont manifestement pas assez nombreux. Dominique Manotti nous raconte avec talent comment s’organisent les assassinats racistes et la protection des meurtriers, comment se construit le déni, bien commode pour ceux qui ne veulent rien voir, bien pratique pour aveugler les autres, et comment ce déni entraîne l’oubli.
Marseille 73 est un roman efficace et utile, passionnant et sans pitié, avec une écriture sèche qui va droit au but, des personnages marquants auxquels on s’attache ou qu’on déteste. C’est une fiction qui révèle une vérité dérangeante qui fait écho au mouvement Black Lives Matter.
Un roman de combat contre l’oubli, à lire bien évidemment.
François Muratet
Marseille 73 de Dominique Manotti, Editions Les Arènes, collection Equinox, mars 2020