Mictlán, c’est le pays des morts chez les Aztèques, un lieu où on accède après un long périple, et c’est bien de ce périple dont nous parle cet hallucinant roman de Sébastien Rutés, un road trip dans un semi-remorque réfrigéré chargé de 157 cadavres, qui ne doit pas s’arrêter, jamais, sauf pour prendre du gasoil et de quoi manger entre deux capsules d’amphétamines.
Si on devine que l’histoire se passe au Mexique, rien ne permet de l’affirmer, il n’en est jamais question, c’est un roman presque abstrait de ce point de vue, et pourtant il est ancré dans la réalité la plus concrète, avec une écriture très crue, heurtée, évocatrice, un art assumé de la répétition et de la phrase kilométrique : la première s’étend sur plusieurs pages, les quelques phrases suivantes aussi, ce sont de longs monologues intérieurs de chauffeurs qui essaient de rester éveillés, d’oublier qu’ils ont envie de pisser, qui se demandent comment va finir cette mission et pourquoi ils en sont arrivés là, dans un pays où la vie ne vaut rien, où les morts remplissent les fossés, les morgues, les barils d’acide, et puis l’histoire s’accélère, rien ne va comme prévu, mais qu’est-ce qui peut arriver de prévisible à un camion frigorifique qui roule depuis des jours, chargé de viande humaine dans des sacs en plastique noir ?
Extrait :
« … le Commandant l’a dit et répété, il a bien insisté en regardant Gros droit dans les yeux, il a retiré ses lunettes fumées très lentement pour regarder Gros dans les yeux et a dit : tu ne t’arrêtes jamais, tu ne laisses personne approcher même pas les flics, parce que ce que tu transportes là-derrière, c’est une bombe nucléaire, même pas de la nitroglycérine comme dans ce film à la con, une bombe nucléaire, et si elle explose, le putain de Gouverneur va filer tout droit sur la lune, pas en taule, pas à l’étranger, sur la lune, on va tous sauter, et tout ce putain de pays avec, et même le monde, parce que dans un monde digne de ce nom, personne ne transporte 157 cadavres dans un semi-remorque réfrigéré, tu m’entends ? »
Mictlán est un roman magnifique, une réussite totale, un texte très noir, très poétique, un univers épique et sordide, fantastique et crade, avec des personnages violents qui arrivent au bout de vies pénibles et compliquées, qui deviennent humains à mesure qu’ils se révèlent à eux-mêmes dans leurs pensées désordonnées et sans espoir, à travers leurs souvenirs affreux et leur sommeil troublé par des cadavres qui leur parlent. On a l’envie déraisonnable de les voir acheminer à bon port leur chargement, réussir à s’en débarrasser, quand bien même il n’y a pas de destination, quand bien même ils voient que tous les témoins sont éliminés, parce qu’au bout de la route, dans la montagne, parmi les ruines des anciennes civilisations et les arbres qui touchent le ciel, n’est-ce pas Mictlán, le pays des morts, le pays où les enfants sacrifiés, les femmes emmurées, les hommes poitrine ouverte et cœur arraché protègent les vivants ?
François Muratet
Mictlán, de Sébastien Rutés, La Noire, Gallimard, 2020
Photo © Pere Farré