Formidable acte de résistance que ce recueil de lettres de Zehra Doğan, jeune artiste kurde condamnée en Turquie à un emprisonnement de deux ans et neuf mois pour un dessin. Loin de se définir comme une victime, dans ces vingt mètres carrés où s’entassent trente-deux prisonnières et où « Les années passent dans la nostalgie d’une seule fleur », elle se débrouille comme elle peut pour continuer à peindre, à dessiner, à écrire, malgré de brefs épisodes de découragement : « J’en ai assez d’attendre, ici, l’avenir. C’est comme si nous étions un peuple maudit. Ni enfance, ni jeunesse. Ils ne nous ont rien laissé vivre. »
Zehra Doğan nous décrit une communauté de femmes soudées qui ne se résignent pas à l’aliénation carcérale. Bien que séparées du reste du monde par des murs et des barbelés, et même si elles ne peuvent guère communiquer avec l’extérieur, ces prisonnières politiques partagent un même esprit combatif : « Ici, chacune poursuit son chemin vers l’objectif qu’elle s’est donné avec une maîtrise quasi artistique. C’est ce qui nous permet de commencer chaque matin une nouvelle journée, motivées, avec l’ambition chevillée au corps de nous recréer. Chaque jour, nous sommes curieuses de ce que nous allons apprendre les unes des autres. Nous passons des années ensemble, au même endroit, genou contre genou et nous parvenons, malgré cette promiscuité, à être attentives à chaque parole, à nous écouter. »
C’est dans ces conditions, alors que l’administration lui refuse tout matériel de peinture, que la jeune femme poursuit son travail sans jamais cesser d’être solidaire de ses compagnes: « (…) durant cet hiver, j’ai été sur un lit superposé, devant la fenêtre. Je dessinais alors en posant ma feuille contre le rebord de la fenêtre. Ensuite je suis descendue. J’ai dormi à nouveau sur le sol. Après, j’ai redormi sur un lit superposé, mais en dessous. Sache que, chaque fois qu’il y a de nouvelles arrivantes, nos places changent, parce que nous leur donnons parfois nos lits. » La solidarité s’applique aussi à elle. Même si ses amies se plaignent parfois du désordre et des nuisances olfactives que son activité génère, elles la laissent faire, gardant leurs déchets pour qu’elle puisse fabriquer des pigments et leurs cheveux pour ses pinceaux. Obligée de faire avec ce qu’elle trouve, Zehra Doğan en tire une leçon de vie : « Avant, moi non plus je n’appréciais pas la fiente d’oiseau, le sang des règles, et je ne les touchais pas. Les odeurs de viandes avariées me semblaient mauvaises. Mais cet état de nécessité me rapproche de tout cela, comme de choses naturelles. En un instant, je me rends insensible. La déjection d’oiseau est juste un matériau ordinaire. Le sang des règles est une teinture. »
Malgré les mauvaises nuits : « Chaque fois que je pose la tête sur l’oreiller, des bombes y explosent durant la nuit, et, au petit matin, je me réveille sous les décombres d’une ville détruite. », la vie poursuit son cours, avec son lot d’interrogations, et de réflexions sur la condition féminine. Zehra Doğan se souvient des femmes dont elle parlait dans Jinha, l’agence d’information féministe kurde pour laquelle elle travaillait. Elle se rappelle ces Yézidies faites prisonnières après avoir assisté au massacre des habitants de leur village, femmes et enfants esclaves sexuelles victimes de tous les sévices, « vendues et revendues», ou bien cette femme de Cizre qui, après avoir été violée par six hommes, endurait quotidiennement le dégoût et les interrogatoires de son mari qui la soupçonnait d’y avoir pris plaisir. Et son procès à elle, évoqué en courte réminiscence, juste le temps de revenir au collectif : « Neuf personnes torturées et forcées à témoigner contre moi. Des êtres humains qui, pendant des années, ne savent pas pourquoi ils sont en prison. »
Et puis l’amour, l’amitié, très présents dans le livre – la première lettre destinée à Naz, son interlocutrice turque vivant en France, commence d’ailleurs ainsi: « Ma chérie, ma camarade précieuse au beau cœur » – , et le travail qui la porte, encore et toujours… Lorsque Naz lui demande ce qu’elle a pensé de la fresque géante peinte par Bansky pour la soutenir, elle lui répond : « Nous sommes devenus des êtres vivants réduits à la seule fonction de respirer et ne pensons plus, comme si nous avions cédé la pensée à ceux qui nous dirigent. Nous n’arrivons plus à ressentir, à nous comprendre. Et pendant que tu te débats avec de telles réflexions, tu te rends compte que quelques personnes, à des kilomètres de toi, te comprennent. Banksy m’a dessinée derrière des barreaux dans une ville comme New York, et par-dessus tout, il a projeté en taille géante le dessin que j’avais fait de Nusaybin détruite. Alors tu te dis : Ben voilà, quelques un.e.s m’ont entendue. Et, à ce moment-là, tous ces barbelés, ces militaires, qui gardent les portes, ces armes, tout devient insensé. Face à ça, être un corps entre leurs mains t’apparaît comme un détail absurde. »
Soutenue par sa correspondance, les manifestations de solidarité qu’elle reçoit et les échanges avec les autres prisonnières sur « la morale et la politique », Zehra Doğan survole les brimades, l’humiliation, les renoncements quotidien pour ne garder, comme un cadeau fait à toutes celles qui résistent de par le monde, que sa voix , tissée de celle de toutes les autres, que sa parole non muselée :
« Inéluctablement les beaux jours viendront. Et moi, je voudrais faire partie de cette veine dont se nourriront les mouvements de libération futurs. »
Kits Hilaire
Zehra Doğan Nous aurons aussi de beaux jours, Écrits de prison, Éditions Des Femmes 2019
Dessins Zehra Doğan – Sans titre et Détail de la couverture de Nous aurons aussi de beaux jours
Photos © Jef Rabillon