L’argent pourrit les gens
Voici un autre roman qui parle de la Russie, après Lëd de Caryl Ferey chroniqué précédemment, mais on est dans un tout autre registre, avec une immersion totale dans les milieux d’affaires, russes d’abord et internationaux ensuite. Nous sommes d’abord dans l’Oural, à Perm, au milieu des années 1970, ville industrielle d’une URSS qui croit encore à son destin glorieux, et le petit Grigori Piotrovitch Yurdine enterre son père, mort d’un accident du travail. Et peu après, sa mère décède aussi.
Ce mauvais départ dans la vie ne l’empêche pas de réussir ses études, même si on trouve le jeune homme un peu trop froid et calculateur, bons aux échecs certes mais ambitieux, avec une arrogance parfois déplaisante. Et le voilà ingénieur dans la plus grosse entreprise de Perm, une usine de fabrication de câbles, la première de Russie.
Coup du sort, il est recruté au département de l’approvisionnement, ce qu’il prend pour une relégation, mais notre gars est patient, curieux et particulièrement vif. De plus, l’époque a changé : l’URSS est disloquée, la Russie est indépendante et la question du passage à l’économie capitaliste se pose avec une certaine acuité, puisque le communisme n’est plus.
C’est là que la vivacité de notre orphelin entre en jeu, il entreprend d’acheter pour pas grand chose et avec quelques appuis bien choisis l’énorme usine. Le roman prend alors en charge toute la portée de son titre, on assiste à l’ascension fulgurante et très bien documentée de ce nouveau patron. Avec Oligarque, on comprend comment ce pays s’est transformé si vite et de manière si chaotique, car tous les coups sont permis et la corruption accompagne forcément ces bouleversements, elle est une sorte de ruissellement qui ne tomberait jamais, arrosant toujours les mêmes, c’est-à-dire toujours le haut du panier, mais elle est aussi une huile indispensable pour dégripper tous les rouages, dynamiter toutes les habitudes.
Difficile de savoir qui est l’autrice, Elena B. Morozov, car c’est un pseudonyme, mais il est bien probable qu’elle vienne du milieu de la finance, vu la façon dont elle raconte les assauts des banquiers occidentaux, les conseils d’administration, les coups en bourse, la crise des subprimes de 2008. Ça jargonne à tout va et on a parfois du mal à saisir de quoi il est question et quels sont les enjeux de telle ou telle riposte à coups de millions de livres sterling, mais on est avec les personnages dans les réunions enfiévrées et nocturnes, les annonces du petit matin après une nuit blanche et les coups d’État pour s’emparer de la direction générale d’une banque anglaise à la dérive ou d’une chaîne d’hôtels américaine. Si on souhaite la victoire de Grigori Yurdine, finalement plutôt un bon gars, on craint de plus en plus que la chance finisse par se détourner de lui, le petit orphelin de l’Oural, le gamin taiseux et sans éducation.
Un bon roman donc, avec une tension qui s’installe petit à petit, dans un milieu assez peu connu, avec des banquiers parfois sympas et des officiers du FSB toujours inquiétants, des femmes admirables et des bonshommes sans principe.
François Muratet
Oligarque d’Elena B. Morozov, Grasset 2022.