Tenir debout de Suzanne de Baecque au théâtre du Rond-Point
Moins quiche qu’il n’y paraît, Lio, chantait « les brunes ça ne compte pas pour des prunes ». Les candidates aux concours de Miss ne sont pas simplement de belles plantes et postulent pourtant à une élection débile qui les transforme en pouliches de concours. Pourquoi, se demande Suzanne de Baecque ?
Issue d’un milieu intellectuel, (père normalien et directeur des Cahiers du cinéma, mère professeur de lettres) Suzanne rate trois fois le concours d’entrée au conservatoire quand elle s’entend dire par son beau-père « tiens, si tu n’as pas tes concours de théâtre, peut-être que tu pourrais t’inscrire à Miss Poitou ? », une suggestion moyennement appréciée qu’elle juge stigmatisante pour les candidates. Elle se demande si son sentiment d’humiliation n’est pas lié à un mépris de classe et élargit sa réflexion à sa vocation de comédienne, un métier d’image ou les corps féminins se périment vite, notamment au cinéma, avec le mythe de la « jeune première ».
Intégrée à l’école d’art dramatique du Nord en 2020 Suzanne décide d’infiltrer le concours pour comprendre les motivations des impétrantes et rassemble les matériaux d’un spectacle unique à voir absolument, Tenir debout.
L’élection a lieu dans un hippodrome (véridique !) et la scène représente une sorte d’écurie avec projections vidéo angoissantes de visages étrillés, maquillés, bouchonnés et redressés pour le show. Une coach au mètre étalon en forme de cravache (Miss Aquitaine, l’excellente Raphaëlle Rousseau) orchestre la préparation des candidates « on ne recule jamais quand on défile, on ne recule jamais quand on est une miss », hop ! hop ! hop ! Suzanne est une grande tige étonnée d’être là dont les membres élastiques ondulent curieusement, une présence touchante, presque insolite et si drôle qu’elle a été récompensée par le syndicat de la critique pour son rôle dans La seconde surprise de l’amour d’Alain Françon. Perchée sur des « pantoufles de vair » étincelantes (boules à facette façon Louboutin sans le rouge des semelles), elle tient debout, tourne dans l’arène, (on achève bien les chevaux !) se cabre, hennit puis finit par galoper avec allégresse. « Je n’arrivais pas à marcher droit sur Rihanna ça m’a pété les couilles » avoue-t-elle, on imagine la rage contenue dans le mot « couilles ». Les Miss se balancent en jupette vert pomme, un hula-hoop autour de la taille, grand moment que cet effet de vent dans la chevelure de Raphaëlle Rousseau qui rappelle l’air échappé de la grille d’aération sous la jupe de Marilyn Monroe. Le souffle finit par déformer leurs visages grimaçants et les deux comédiennes se battent pour accaparer l’énorme aspirateur souffleur.
Le spectacle fait entendre la parole intime de ces invisibles, candidates au titre de reine de beauté, Lolita, l’ancienne rugbywoman qui a perdu 20 kg pour se présenter, Chloé qui se répète qu’elle est la meilleure et que l’échec laisse exsangue, et Laureline qui déclare « Je suis quelqu’un de girly tu vois. J’adore me coiffer, j’ai eu l’impression de perdre ma féminité » lorsqu’elle a perdu ses cheveux lors d’un traitement contre le cancer « et en plus ce n’est pas tant que les cheveux. C’est que t’as vraiment plus de cils, plus de sourcils, ton visage il est super vide ». Sous les podiums, les paillettes et les shootings, le cauchemar, elles sont bien seules ces jeunes femmes au fond de leur province dans leur quête de reconnaissance ! Suzanne de Baecque ne se contente pas de dézinguer le cynisme d’un concours populaire, elle restitue fidèlement les propos de ces « victimes consentantes », montre leur humanité et leur ambiguïté à refuser d’être jugées seulement sur leur physique tout en cherchant à séduire coûte que coûte. Elle met la fragilité au centre du plateau et s’expose avec l’intranquillité de celle qui accepte de ne pas tout contrôler. « Le cinéma, disait Delphine Seyrig dans son documentaire sois belle et tais-toi, n’est qu’un énorme fantasme masculin, c’est un show fait pour les hommes, par les hommes ». L’élection d’une miss également. Pour la première fois cette année le concours de Miss Univers est ouvert aux femmes avec enfants, grande avancée féministe selon les organisateurs, étonnant non ?
Tenir Debout ne se réduit pas aux Miss, ni même aux acteurs, aspirés puis recrachés selon les castings. Chacun de nous questionne à un moment donné de sa vie sa légitimité et son image. Suzanne tient debout sur l’espace épuré de la scène face à un miroir et rencontre finalement la comédienne qu’elle veut être.
Un théâtre audacieux, d’une invention formidable, impeccablement chorégraphié par Raphaëlle Rousseaux, tellement loin des clichés habituels du théâtre documentaire à thèse. Suzanne et Raphaëlle, un duo solaire qui décoiffe !
Sylvie Boursier
Photo © Jean-Louis Fernandez
Tenir Debout texte et mise en scène de Suzanne de Baecque
Jusqu’au 6 octobre 2024 au théâtre du Rond – Point à Paris
Tournée :
Du 6 au 8 novembre La comédie de Béthune (62)
12 et 13 novembre le Sorano à Toulouse (31)
Du 18 au 21 novembre, comédie de Colmar (68)
Du 18 au 20 décembre la Criée, Marseille (13)
14 janvier 2025 théâtre d’Arles (13)
16 janvier 2025 la Garance Cavaillon (84)
Du 5 au 7 mars 2025 Théâtre du Beauvaisis (60)