Le commissaire Daoud sait tout et ne se trompe jamais. Son seul intérêt, outre son métier et l’humanité perdue de Roubaix qui l’occupent à temps complet, est le cheval de course qu’il achètera un jour (et qu’on voit partir à l’assaut de sa première course, juste avant le mot « fin » – étrange moyen de prendre congé du spectateur) ; il y a quelque chose d’irritant dans le postulat du dernier Desplechin, présenté à tort par la critique comme un polar, ce qu’il n’est pas, même s’il en a tous les ingrédients : du suspense, des flics, une enquête de procédure, etc. Film noir, oui ; polar, non (les critiques devraient se renseigner).
Roschy Zem incarne le commissaire Daoud, flic, Arabe natif de Roubaix, jamais effleuré par le doute, poussant même l’omniscience, dans deux séquences à la fin du film, qu’on ne dévoilera pas ; jusqu’à tenir aux deux suspectes des propos dont il est permis de douter qu’un « vrai flic » les tiendrait dans la réalité, tant ils débordent trop de bons sentiments. Mais il est tellement « sanctifié » (par ses pairs, par ses amis, par le quidam de la rue, et surtout par le réalisateur qui lui offre un rôle de premier plan) que cela finit par porter préjudice au film. Le piédestal sur lequel est posé Daoud est trop écrasant, on aimerait que le monolithe se fendille un peu plus, qu’il soit de temps en temps assailli par le doute, comme un Gabin ou un Jouvet des grandes heures du film noir à la française, ce qui ajouterait à son humanité, mais cela n’arrive jamais, et cette étrange anomalie est pour moi le péché rédhibitoire du film.
Quant à l’image des gentils policiers (pas toujours présentés comme très futés, il est vrai, notamment lors des scènes d’interrogatoire, où l’on voit une fliquette gueuler après la suspecte telle une paysanne après une vache égarée), toujours prompts à offrir un verre d’eau aux gardées à vue, même si c’est pour extorquer un aveu, c’est tout de même un peu fort de café ; à croire que le réalisateur n’est pas très au fait des moeurs en cours dans les commissariats… Si je laissais libre cours à ma mauvaise foi, ce dont je me garderai bien, j’ajouterais qu’en ces temps où la flicaille ne se fait pas remarquer par son humanité à l’égard du peuple énucléé, bastonné, gazé, des Gilets jaunes, ce film pourrait constituer un efficace clip de recrutement de la police nationale auprès de notre jeunesse désœuvrée, ce qui m’escagasse quelque peu, au-delà du terrifiant fait divers qu’il raconte avec talent, de la justesse de l’interprétation et de la mise en scène.
L’importance des lumières de la ville, indiquée dès le titre, ne laisse pas d’interroger. Pourquoi ne pas avoir gardé le nom du document dont il s’inspire, Roubaix, commissariat central ? Quid de cette lumière ? Roubaix (qui n’apparaît dans le film que par effraction) ? Le problème, c’est qu’on a l’impression d’avoir vu ça mille fois dans les films noirs américains, et, chez nous, dans ceux de Melville, qui n’a pas attendu Desplechin pour filmer les lumières de la ville et leur interaction avec les zones d’ombre, et ça n’apporte pas grand-chose, au final. Ni au cinéma en général, ni à celui de Desplechin en particulier, qui, à l’image de son commissaire Daoud bardé de certitudes, se regarde un peu trop filmer (ce qu’il sait faire, mais personne n’en doutait). Même si le film se laisse regarder – on est loin des délires détestables de Jacques Audiard sur la banlieue dans Dheepan –, malgré la présence lancinante de la musique, notamment dans les scènes d’interrogatoire, où elle est lourdingue et contre-productive. (Question candide : comment se fait-il que ce genre de détail n’ait pas sauté aux yeux, lors du montage ?) Sinon, Sara Forestier est géniale et méconnaissable – on pourrait presque croire que le cinéaste est allé pêcher une « vraie » personne bousillée par la vie dans un foyer pour femmes battues ! –, dans un rôle qui devrait lui valoir le César, que Roschy Zem pourrait rafler aussi.
En résumé, ce Desplechins-là n’est pas déshonorant, un cinéaste qui s’aventure sur des sentiers nouveaux pour lui, c’est tout à fait respectable. Il est juste un peu convenu. La misère sociale qu’il décrit manque un peu d’authenticité ; est-ce parce que le jeu de Léa Seydoux est trop « lisse », par rapport à celui, époustouflant, de Sara Forestier ? En tout cas, il ne mérite pas les louanges qu’on lui a tressées, çà-et-là.
Jean-Jacques Reboux
Photo Jean-Jacques Reboux