Cécile Ladjali nous propose un titre en miroir : Bénédict, tcidénéB. Le reflet dans le miroir pose la question d’une identité et d’une différence, d’une possible inadéquation entre l’être et sa représentation. Par le dialogue entre soi et l’autre ou l’autre soi-même, il deviendra outil de connaissance. Bénédict est professeur de littérature comparée. Ses amis l’appellent Ben. Il enseigne à l’université de Lausanne en hiver et à l’université de Téhéran au printemps, où il arrive « avec les nuages de huppes dans le ciel ». Parents aimés, une mère iranienne, Afsaneh, et un père pasteur suisse, Philippe.
« Enfant, Bénédict était étrange. Et c’est son étrangeté qui nous émerveillait, son père et moi. (…) Quand nous regardions Bénédict lire sous les arbres, près du lac, nous songions aux jardins de Nichapour (…) et nous pensions que notre petit amour réalisait la synthèse sublime entre nos deux continents, gommant les frontières, pour ne paraître qu’un seul bloc ardent de tendresse et d’intelligence. Comme un défi lancé au monde. »
Jours heureux en Iran jusqu’à l’âge de treize ans où une première crise d’épilepsie lui fait perdre le sens des couleurs. Treize ans, âge sexué, Bénédict prend conscience de son corps nié et porte le deuil de sa liberté.
Figure androgyne, déliée et mince, Ben séduit par son mystère. « Quand il conte une légende dans l’amphithéâtre (…) toujours il est question d’un don de soi. Il devient alors le poème récité, la chair brûlante des mots offerts aux étudiants, car ces mots sont la trace sensible de sa rencontre avec l’autre. Et cette communion, les disciples l’attendent. Ouvrant la bouche, avalant la substance du Maître. Ils le dévorent. Ils s’enivrent de lui. »
Bénédict n’est pas seulement épris de littérature, c’est un résistant. « (…) Il est des territoires où il vaut mieux vivre que d’autres, comme il est des corps qu’il semble préférable d’habiter. Or, moi, je pense qu’il n’y a ni territoires ni corps mais un monde qui englobe tout. Un genre qui résume les deux autres genres connus. Ce sont nos faibles consciences qui inventent des démarcations, des lignes en pointillé, des barrières, des check-points pour se rassurer. » C’est sur cet enseignement qu’il clôt son séminaire d’hiver à Lausanne.
La seconde moitié du récit nous transporte en Iran. Atmosphère de répression où la douleur des âmes et des corps insoumis est adoucie un temps par la parole sublimée des poètes persans. En Iran, Bénédict regarde ses étudiants, cette mosaïque de visages, avec empathie. Le temps n’est pas encore prêt, l’Iran se réveille doucement. « J’ai dit aux étudiants ce que j’avais à leur dire. (…) La plupart sont restés réfractaires. (…) Les deux chants s’affrontent sans jamais se rencontrer. (…) Tout le travail qui consistait à lier les destins entre eux, à former par le verbe dispensé en cours une même communauté, buvant à la source d’une même beauté, est anéanti par le doute. » Patience.
L’écriture est douce, intense, grave. Cécile Ladjali fouille, cherche l’intime, le secret. Dans ce récit, jour et nuit s’affrontent. C’est dans l’épreuve ultime, celle qui jette au fond du gouffre, que Bénédict pourra revenir vers la lumière, pour que « Chaque chose coïncide ainsi que les contraires. Enfin ! »
Elisabeth Dong
Bénédict, Cécile Ladjali, Actes Sud, 2018
Photo © Adèle O’Longh