Palermo, Palermo
De Pina Bausch

Berlin, Palerme, rien à voir, si ce n’est des murs effondrés, des gravats qui jonchent le sol, un décor de fin du monde où tout est possible. Nous sommes en 1989, au nord un mur vient de tomber, au sud une ville déglinguée exhibe ses cicatrices, farouchement baroque, là où les riches bourgeoises vont au marché Ballaro, le plus vieux de la ville, en collier de perles, au milieu des têtes de veau ensanglantées. C’est là que la chorégraphe Pina Bausch et sa troupe de comédiens danseurs ont planté le décor de Palermo, Palermo, suite à une résidence de la troupe au théâtre Biondo. « Le Sud m’a toujours attirée, confiait Pina. J’avais déjà, de nombreuses fois, utilisé des musiques siciliennes, des musiques des pays du Sud. Je ne peux pas dire pourquoi ces musiques m’ont choisie… En tout cas, je trouvais la Sicile follement importante, toutes ces influences si nombreuses, si diverses… Il y avait là tant de choses à vivre, à apprendre, à ressentir… »* Avant l’entracte, les vingt-deux danseurs attaquent, en talons aiguille ou pieds nus, les derniers parpaings du mur, ils frappent, cognent, coupent, piétinent, du passé font table rase et se déchaînent, tuent et détruisent tout sur leur passage dans une partition hallucinante. Ils n’ont peur de rien, même pas de se salir. Pina fait tomber les murs, réels ou virtuels. Qu’adviendra-t-il ensuite ?

Cette chorégraphie inaugure une longue série de pièces-portraits de villes – Madrid, Los Angeles, Hongkong, Lisbonne, Budapest, Istanbul – et marque un tournant dans l’œuvre de Pina Bausch ; pour la première fois les solos ont une place prépondérante, de vrais personnages se dessinent. La danse expressionniste de Palermo, Palermo fait alterner des moments chantés, dansés, mimés, joués comme un collage d’une poésie inouïe. La musique n’accompagne pas la danse, elle est une partenaire, et cette combinaison de deux éléments hétérogènes permet de multiples interprétations. La sélection sonore de Mathias Burkert mélange des vieilles chansons populaires d’Italie aux musiques africaines, des chansons médiévales, des arias de la Renaissance avec de la musique moderne punk du Japon. Saxophone, accordéon, plainte stridente de la guimbarde, harmonium, piano, cornemuse, tambour japonais. On a parfois comparé les chanteurs siciliens aux ménestrels du Moyen Age qui venaient sur les marchés raconter des histoires par leur timbre « parlé-chanté », ainsi dans le spectacle le récit des pêcheurs de thon qui serrent leurs filets « aia mole, aia mole… » au son d’un blues qui s’éteint.

En Sicile les marchés sont des lieux de culture à ciel ouvert, où les habitants se retrouvent et dégustent de multiples créations gastronomiques. Tout se vend, des vieux téléviseurs, des chaussures, des objets hétéroclites, de la lingerie au milieu des bancs de sardines. Pina Bausch y a puisé toute son inspiration. Sur la scène apparaît la fabricante de spaghetti, Panadoro, les vendeurs ambulants de panelle, les beignets faits à base de farine de pois chiches. Un excentrique cuit des œufs sur un fer à repasser devant son étal, et partout les processions avec les fameuses fanfares et leurs cymbales, les coups de feu et les femmes en noir. Les rapports entre sexe sont extrêmes, faits de domination et de soumission ; une femme se fait massacrer par jets de tomate. Une autre soutenue par un groupe « pisse » avec une bouteille d’eau coincée entre les cuisses pour montrer son désir et sa honte. Une troisième botte les fesses de son conjoint pour récupérer le bien du ménage. La rue est un théâtre permanent, on y fait sa lessive, on y prend son bain sous le cri strident des cigales. Un Buster Keaton des bas-fonds fait son numéro, Aldo Maccione roule les mécaniques. Inoubliable, ce serveur camorriste qui sifflote en tirant sur des pommes, cette endeuillée descendant sa bière dans le fracas des cloches d’églises et le capharnaüm de quatre pianos jouant en même temps du Rachmaninov, au milieu des petits autels particuliers, des niches de saints avec leur lumignon.

Voir ou revoir ce spectacle, c’est sentir sur sa peau l’air chaud du sirocco, humer ses vapeurs rouges et sableuses, c’est faire corps avec cette ville mythique qui danse, chante, mêle sacré et profane, exulte entre secousses sismiques et parades mafieuses. On n’oublie jamais Palerme.

Sylvie Boursier

Photo Ulli Weiss, Pina Bausch Foundation.
* Propos recueillis par Dominique Frétard, Le Monde, 17 mai 1990.
Palermo, Palermo de Pina Bausch, captation gratuite en version restaurée jusqu’au 30 septembre 2020 sur culture box https://www.theatre-contemporain.net/captations, 2h 40.