Dans cet article, nous publions une sélection des commentaires de Jean-Claude Rousseau sur ses cinq films réalisés en Super 8, avant et après les projections qui ont eu lieu à Barcelone du 3 au 7 mars 2021 au CCCB et à la Filmoteca de Catalunya.
Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre (1983-84, 48’) est une sorte de cheminement dont on n’a pas d’abord conscience et qui conduit à l’image finale. La première prise s’est faite sans avoir l’idée qu’elle aboutirait à un film. Elle montre, dans l’atelier, un tableau retourné contre le mur. On ne le verra jamais que de dos, bien qu’il existe et qu’il ait été exposé. En le filmant sans voir sa face, l’imagination peut travailler. Et grâce à l’orientation donnée aux prises, dans la succession des bobines Super 8, on s’achemine vers la peinture de Vermeer qui a donné son titre au film. Le film est dans cette attente, son travail c’est de mener jusqu’à la prise ultime, à la fin de la dernière bobine, qui nous met, en quelque sorte, en face du tableau de Vermeer. C’est ça le travail du film: arriver jusqu’au tableau de Vermeer et entrer dans le cadre pour devenir la figure du tableau.
Cette entreprise ressemble à une défenestration puisque entrer dans le cadre, trouver sa juste place dans l’image, c’est atteindre le lieu de la disparition. Cette idée de défenestration se renouvèlera dans tous les autres films. Elle s’exprime aussi dans Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, de manière fictionnelle, quand se voit l’escabeau renversé devant la fenêtre ouverte…
La justesse du cadre dépend de la relation entre les lignes qui provoque un saisissement. La chercher ne sert à rien. Elle se trouve et s’éprouve dans une sorte de vision. Le film s’est construit en présentant d’abord les éléments et en leur laissant le temps d’établir entre eux des relations qui les orientent vers la peinture. Tourner le dos à la peinture, s’en éloigner pour finalement y faire retour, au bout de la succession des bobines, seulement quand se voit la dernière image: la peinture devenant cinéma, le film travaillant à ce que le réalisateur devienne la figure du tableau.
C’était la même démarche pour le scénario Le Concert champêtre, avec le tableau de Giorgione (maintenant attribué au Titien et qu’on peut voir au Louvre): le scénario travaillant à ce que celui qui l’a écrit devienne une figure du tableau.
Pour Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, l’idée fictionnelle de défenestration a organisé le film et l’a emmené à montrer les quatre piles de bobines qui constituent ses quatre parties: les bobines empilées à côté de la visionneuse, tout près de l’escabeau renversé contre la fenêtre ouverte, une lettre, une carte de géographie… Il y a là les éléments d’une histoire, en même temps que les motifs de la peinture de Vermeer. Dans la première pile, les éléments sont indéfinis, ils ne peuvent pas encore établir des correspondances et être reliés pour faire sens. Mais finalement des relations vont s’établir entre eux, et on pourra imaginer l’histoire.
A la fin se trouvent donc rapprochés l’incarnation de la figure du tableau et, tout de suite après, entendus sur la dernière amorce, le bruit de la montée sur l’escabeau, le bruit de la fenêtre ouverte et celui de l’escabeau qui tombe après la défenestration.
Venise n’existe pas (1984, 11’) est l’expérience sans manière, c’est à dire la réalité du vécu avec une caméra dans une chambre d’hôtel à Venise. Les deux premières bobines Super 8 montrent, par la fenêtre, la vue de la Lagune, les vaporettos passant, le jour déclinant… On entend le bruit des vaporettos, mêlé à une chanson plusieurs fois répétée: « Venise ne changera jamais, les autres villes changeront, mais pas Venise ».
Cette rencontre du son et de l’image se charge émotionnellement lorsqu’on voit, en contrechamp, l’intérieur sombre de la petite chambre d’hôtel, avec le lit où le cinéaste va s’asseoir. Le coup de klaxon d’un vaporetto lui fait tourner la tête en direction de la fenêtre. C’est là une rencontre très synchrone du son et de l’image. Par un retour dans les trois premières bobines, le son du klaxon est facteur de rythme.
La quatrième et dernière bobine du film s’est faite avec une nouvelle caméra en essayant sa mise au point sur une image fixe, une carte postale de Venise. Cette bobine d’essai est floue pendant une minute, avant de devenir nette. Elle aurait été délaissée comme une bobine ratée, s’il y avait eu au départ l’idée précise d’un film, la volonté de réaliser un projet déjà défini. Mais pour le réalisateur, cela ne procède jamais comme ça. Et il se trouve que cette bobine « ratée » s’est imposée pour devenir la dernière partie du film, parce qu’elle a rencontré le bruit d’un rideau tiré et d’une fenêtre qu’on ouvre au moment même où on voit la carte postale passer du flou au net… C’est ça, la justesse du synchronisme !
Keep in Touch (1987, 25’) s’est fait à New York, où le réalisateur préparait un programme de ses films pour 1988. Il loge chez un ami absent, dans un appartement assez grand et très en désordre. Dans un tel désordre rien ne se voit, aucune vision n’est possible, pas une ligne pouvant révéler un cadre et donner envie de faire une prise. Mais une porte fermée, face à l’entrée de la cuisine, est finalement ouverte, et c’est alors la découverte d’une petite chambre avec seulement un lit et un bureau, sur celui-ci un réveil, une lampe, et sur le radiateur fixé sous la fenêtre, une pile de revues… Là les lignes se voyaient. La caméra fut posée sur son pied devant cet espace presque vide et des prises furent possibles. C’était en février, il avait neigé. A Coney Island la neige recouvrait la plage et la large rue qui y mène. D’autres prises s’y sont faites. Au retour en France, elles ont trouvé à s’accorder et le film s’est deviné avec l’apport de sons qui l’orientèrent vers une fiction: des messages sur un répondeur téléphonique, le bruit d’un flipper, le cri des mouettes, une musique… C’est aussi simple que cela: dans la succession des bobines, ces différents sons ont provoqué l’incarnation d’une histoire et suscité une émotion.
Celui qu’on voit au début et à la fin du film se tient longtemps assis devant une feuille de papier à lettre. Rien ne s’écrit… si ce n’est à la fin ce qui semble d’abord n’être que le titre du film, mais qui, par sa longue durée, se comprend comme le dernier plan montrant ce qui a pu seulement s’écrire: Keep in touch. Le titre manuscrit est en fait le dernier plan qui s’inscrit dans la fiction du film.
Les Antiquités de Rome (1989, 105’) est un film qui s’est fait à l’occasion de plusieurs séjours à Rome. Il commence d’une façon plutôt abstraite avec les trois premières Antiquités présentant les formes géométriques élémentaires: le cercle (La Rotonde), le triangle (La Pyramide) et le carré (Le Forum de Trajan). La quatrième partie, intitulée Le Pont ruiné, semble faire le passage vers une expression plus émotionnelle, plus incarnée, en offrant une interprétation temporelle à la succession des sept Antiquités, qui correspondent alors aux sept jours de la semaine… précisément la Semaine Sainte, puisqu’on voit, dans la partie Le Colisée, la veillée nocturne du Vendredi Saint, avec des images tremblées, des secousses visuelles, comme si cette incarnation dans le temps perturbait la rectitude du film. A la suite on lit « samedi », et dans l’Antiquité suivante s’entendent les cloches de Pâques. En passant le pont, on a donc atteint l’autre rive du film, où va s’entendre un chant mystique. Sur les quais du Tibre, alors que la nuit vient, la musique entendue est l’épilogue de L’Enfance du Christ de Berlioz. Le chant est altéré par la démagnétisation de la cassette audio qui a servi à sonoriser la bobine Super 8. Mais cette altération, qui provoque un rythme saccadé, s’accorde parfaitement à l’éclairage successif des différents lampadaires au bord du fleuve. C’est là un des exemples du synchronisme dans le film: la rencontre imprévue, sans calcul, du son et de l’image. De façon inattendue, souvent par accident, le film trouve ainsi sa justesse.
Rien n’était prévu dans les prises qui se sont faites à Rome, le réalisateur y revenant, poussé par le désir d’un film sans savoir ce qu’il serait. C’était seulement voir l’image, sans calcul, saisi par la justesse du cadre. Ce qui s’est découvert ensuite c’est l’accord entre les images et la rencontre entre ces images et les sons… le son touchant l’image. C’est une vive émotion pour le réalisateur d’être le témoin de ces rencontres, les éléments trouvant leur place sans préméditation et consentant à s’orienter pour faire sens… jusqu’à cette publicité, entendue à la radio, pour une marque de vêtements masculins dont le nom résonne comme un blasphème: « Ecce homo », « Voici l’homme ».
Des sept Antiquités, peu de choses seront montrées. L’Arc de Constantin est sous les échafaudages pour sa restauration. Du Cirque Maxime il ne reste rien, sinon la pente des gradins, sans une pierre, recouverte d’herbes. La Rotonde est réduite à sa coupole et à son Oculus dont l’ouverture circulaire sur un ciel gris, à la fin, semble engloutir le film… Il aura fallu montrer moins pour donner plus à voir.
La Vallée close (1985-95, 144’). C’est sur dix ans que le film s’est fait, en retournant souvent dans cette vallée qui lui a donné son titre. On y suit un chemin, en bordure d’une rivière, qui conduit à la source au bas d’une haute falaise. L’eau sort d’un gouffre où l’on peut descendre lorsque la source est en basses eaux. A d’autres moments il est inaccessible quand l’eau déferle comme un torrent. Ce lieu mystérieux est propice aux légendes. On sait que Pétrarque s’y est retiré, en s’éloignant d’Avignon après la mort de Laure. Il l’évoque dans ses poèmes du Chansonnier et le film s’en est d’abord inspiré. Le retour dans la vallée renouvelait à chaque fois l’espérance d’un film, sans savoir ce qu’il serait, les prises de vue se succédant pendant le cheminement vers la source. C’était le désir de retourner dans ce lieu pour voir l’image, toujours en posant la caméra sur son pied. Puis les nombreuses bobines ont trouvé à s’accorder, à s’ordonner sur le modèle des leçons d’un livre de géographie pour enfant, en se magnifiant par la lecture d’un texte de Bergson résumant un passage du De Rerum Natura de Lucrèce sur le mouvement des atomes… Le film une fois fait, l’auteur s’est trouvé devant quelque chose d’immense, d’une dimension qui le dépassait. C’était un sentiment de faiblesse en étant porteur de quelque chose de trop grand pour lui.
Mais c’est probablement à cet état de faiblesse que le film doit son existence. C’est redire ce qu’est l’image et la façon dont elle se voit en produisant un saisissement. C’est exprimer là quelque chose de fondamental. L’image, contrairement à ceux qui croient qu’elle se prévoit, qui l’ont en tête, qui ont des images mentales pouvant être décrites et constituer un scénario permettant d’aller à leur recherche, l’image ne se voit que lorsqu’elle se présente, inattendue dans le lieu où on se trouve. Elle nous saisit et c’est là le rapport à un état de faiblesse. Être saisi par l’image, c’est l’effet d’une vulnérabilité. On ne tient pas tête devant l’image. Cette expérience de l’image, c’est toujours un abandon, une absence.
Alors quoi faire de l’image ? Le plus souvent on la relie à d’autres images pour lui faire dire quelque chose. On la raccorde en la bloquant entre celle qui précède et celle qui suit, comme un signe d’écriture. Mais l’image ne supporte pas d’être ainsi raccordée et d’être prise dans une forme discursive. Elle disparait. Ce n’est plus une image qu’on voit.
Par contre, si on laisse l’image libre, comme dans La Vallée close où l’autonomie de chaque bobine est préservée en conservant l’amorce, elle peut, sans qu’il y ait raccord, s’accorder avec d’autres images et consentir à des rapprochements qui font sens, trouver sa juste place et s’y tenir sans pour autant être liée, comme si elle se positionnait, par un effet d’attraction, sur la même orbite où se tiennent déjà les autres images… Si ces images décrivent ainsi un cercle, c’est ajouter qu’elles désignent un centre sans qu’il soit montré. Ce centre est le centre de gravité du film, son sujet. Il n’est pas montré, il n’est pas dit, il ne se raconte pas, il est la réalité immanente du film.
Et c’est dans ce mutisme que le cinéma est foncièrement érotique. Il ne peut être qu’érotique puisque le film existe seulement par le plaisir qu’ont les éléments à tenir ensemble, à se rencontrer… à s’entretenir.
Propos recueillis par Oriol Diez Ferrer
Le Concert champêtre de Jean-Claude Rousseau, Paris Expérimental, 2000 et Lumière, 2021 (traduction espagnole). Scénario du film non réalisé écrit en 1980.
Les Draps pliés du grand lit de Jean-Claude Rousseau, Editions de l’Œil, 2021. Livre de notes dont la plupart datent de la période des films tournés en Super 8.
La luz a través de las cosas. Conversaciones con Jean-Claude Rousseau, Lumière, 2021 (espagnol, 230 pages).
La Vallée close de Jean-Claude Rousseau, Capricci 2009. DVD accompagné d’un livre (176 pages) comprenant un long entretien entre Cyril Neyrat et Jean-Claude Rousseau, ainsi qu’une série de photos et documents retraçant la genèse du film.
Photo La vallée close