Photo © Adèle O’Longh

Autre regard sur :
Chanson douce
de Leila slimani

Ce roman consacre la résurgence moderne terrifiante d’un personnage qui a hanté la littérature de l’antiquité au XVIIIe siècle, à savoir la nourrice. Pendant des millénaires, la nourrice était une figure maternelle subalterne mais reconnue, au point qu’on parle de frères et de sœurs de lait pour désigner les enfants de la nourrice, ou les autres enfants allaités par elle. La nourrice est de bon conseil, elle écoute, comprend, juge, arbitre, complote même parfois. Elle peut se montrer assez verte dans ces propos chez Shakespeare ou Molière. Paradoxalement, dans nos sociétés dites avancées d’émiettement des liens, d’atomisation des individus et de consommation, où la logique entreprenariale s’incruste jusqu’au cœur des familles nucléaires, cette nourrice assez respectée et reconnue pour être un personnage à part entière quand elle était encore esclave ou faisait partie d’une domesticité proche de l’esclavage, n’est plus qu’un instrument interchangeable des ambitions familiales.

Sans que ce soit son objet, ce roman jette un éclairage féroce sur l’inhumanité et la barbarie des rapports tarifés. Comme dans le cas d’une putain, il est attendu de la nourrice qu’elle joue le jeu et qu’elle soit convaincante. Sa vie personnelle n’entrant pas dans le contrat, personne ne s’étonnera qu’elle n’en ait pas. Personne ne trouvera anormal, ou trop tard, un investissement pathologique dans ses fonctions. C’est juste une perle, une trouvaille, une merveille qui peu à peu se rend indispensable, et entraîne toute la famille quand elle sombre dans les abysses d’une psychose mélancolique délirante dont on a pourtant, dès le départ, tous les indices. Mais les symptômes pathologiques que sont le surinvestissement et la dépendance morbide correspondent si bien à ce que l’on attend de la parfaite domestique moderne, qu’elle travaille d’arrache-pied dans des tâches qui réclament une implication affective profonde tout en restant une fonction anonyme de l’équilibre familial, que nul ne s’en inquiète.

La domination sociale y est posée jusque dans ses paradoxes occasionnels : si la jeune mère d’origine maghrébine embauche par prédilection cette nourrice franco-européenne plutôt que l’une des Arabes qui se présentent, c’est qu’elle refuse absolument la complicité tacite que pourrait entraîner une origine commune ou le fait de parler la même langue. La distance de la maîtresse à la servante, de la patronne à l’employée ne suppose aucune passerelle de familiarité, fût-elle ethnique, entre elles deux. Pourtant cette distribution ordinairement inversée (une écrasante majorité des nourrices qui se retrouvent au parc avec des enfants blonds et blancs est d’origine africaine ou asiatique) demeure en démonstration tacite des théories intersectionnelles : la domination sociale épouse des structures ethniques, et même la façon dont ces étranges étrangères entrent dans la vie des enfants et en sortent joue un rôle subliminal d’apprentissage colonial : pendant leur toute petite enfance, ils seront servis, bercés, promenés, nourris, lavés par une femme qui leur apprendra quelques comptines exotiques, leur fera goûter les gourmandises de son pays d’origine, hantera leur quotidien. Et puis cette femme disparaîtra, disparaîtra complètement, comme si elle n’avait jamais existé. À cet égard les scènes des nounous au parc qui s’échangent des contacts, s’épaulent et sont en compétition contrebalancent les scènes où Myriam célèbre sa nourrice parfaite devant ses amis. Il n’en ressort, au bout du compte, que la magie teintée de sordide de ce paradoxe humain qui s’appuie sur la déification et le refoulement des enfants, ces petits souverains dont on s’empresse de se débarrasser à bas prix, tant leur dépendance interminable et la cohabitation avec eux sont devenues insoutenables pour des familles nucléaires uniquement productives.

Or Louise se trouve en même temps que les autres nounous au parc, mais elle n’est pas comme les autres, qui ont conscience du marché qu’elles honorent et des chausse-trappe induits par leur condition. Pour elle, il est psychiquement vital, et non seulement matériellement, de s’enraciner dans ce rôle. Mère médiocre, elle a été une remarquable nourrice; elle a un âpre besoin de se réaliser par la servitude complète, fanatique de sa fonction. C’est pourquoi elle ne se mêle pas à la foule disparate et soudée des autres nourrices, c’est pourquoi les autres se méfient d’elle.

Le style est vivant, expressif, parfois lyrique et parfois à la limite de la facilité, ce qui en rend la lecture fluide et agréable.

Dans ce roman, qui fait penser au livre de Paugam, Cousin et Giorgetti, « Ce que les riches pensent des pauvres », aux éditions du Seuil, on trouve aussi une impressionnante essentialisation de la pauvreté qui apparente le regard de ces jeunes professions libérales sur les classes populaires à celui des racistes sur les racisés : une méconnaissance, une répugnance presque physique, une peur de la contagion, ce que la philosophe Adela Cortina désigne sous le nom d’aporophobie, et qu’on appelle aussi classisme ou pauvrophobie. Toutes les personnes modestes y sont décrites comme vaguement stupides, grossières, accablées, laides et démunies, ou pour le moins évoluant dans des marges hideuses. Mais le roman est féroce aussi avec ces jeunes gens d’une élite méritante et laborieuse qui ne se posent pas assez de questions, ou pas les bonnes, et pensent que leurs contradictions sont solubles dans le succès de leurs ambitions. Au bout du compte tous les personnages sont essentiellement pulsionnels, et c’est la forme, sophistiquée ou non, d’idiotie qu’ils partagent qui les réunit dans une même humanité.

Lonnie

Chanson douce de Leila slimani, Gallimard 2016

Photo © Adèle O’Longh