Pauline Bayle dynamite
La Comédie humaine
au théâtre de la Bastille

Illusions perdues, pierre angulaire de la Comédie humaine d’Honoré de Balzac, est une magistrale satire du monde de la presse et de l’édition dans les années 1820 en pleine restauration à l’aube d’un capitalisme naissant. L’écrivain visionnaire anticipe la marchandisation de tout y compris de l’esprit dans un vaste marché du langage où tous les coups sont permis. On y fait ou défait politiques et auteurs, on tue, on étrille, on encense au gré des intérêts. C’est ce milieu que découvre un jeune poète, Lucien Chardon de Rubempré, fraîchement débarqué de son Angoulême natal pour réussir à Paris où l’argent est roi. Il n’a malheureusement pas l’étoffe du rôle, trop émotif ; on assiste à son ascension fulgurante et à sa chute tout aussi vertigineuse, broyé par un système tel un papillon aux ailes calcinées.

Pauline Bayle s’est attaquée aux 700 pages des Illusions perdues pour en extraire la quintessence dramatique. Son épopée, épurée des descriptions d’origine, met littéralement aux prises dix-huit personnages emblématiques de l’œuvre joués par cinq comédiens (e) qui s’entrechoquent, se jaugent, s’affrontent. Les répliques claquent, uppercut des mots, collisions des corps dans un match où chacun peut en un instant tout perdre ou tout gagner. La dramaturge met en valeur la puissance des dialogues balzaciens :

Étienne Lousteau : « toutes les fois que tu verras la presse acharnée après quelques gens puissants, sache qu’il y a là-dessous des escomptes refusés, des services qu’on n’a pas voulu rendre. »
Lucien : « mais votre conscience ? ».
Hector Merlin : « la conscience mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin, et dont il ne se sert jamais pour lui ».

Pauline Bayle réussit une remarquable adaptation scénique d’un récit littéraire, comme elle l’avait fait pour l’Iliade et l’Odyssée, autres récits d’apprentissage. Les spectateurs, en prise directe avec l’action, se confrontent aux questions ontologiques des protagonistes. Arriver est-ce nécessairement trahir ses idéaux ? Qu’est-ce que réussir sa vie ? Rubempré est un anti Alceste, il est prêt à tout pour être reconnu ; à terre, criblé de dettes, vilipendé de tous côtés, il ne lâche pas, refuse le retour à la case départ. L’auteur choisit de conclure sa pièce par la rencontre avec Carlos Herreira, l’ange de la mort, qui fait croire à Lucien que tout est encore possible ; là ou Balzac poursuivait par la descente aux enfers du personnage et le retour à Angoulême du héros, Pauline Bayle s’arrête et conclut sur une dernière bravade du héros, tel Rastignac dans Le Père Goriot « à nous deux Paris ». « Quand je lis un roman, dit la dramaturge, je peux l’imaginer, le projeter sur un plateau. Il y a un moteur de nécessité très fort qui se met en marche chez moi ». À quand Splendeurs et Misères des courtisanes ou Madame Bovary ?

Lucien « cet homme aussi beau qu’une femme » est incarné… par une femme Jenna Thiam en scène durant les 2 heures 30 du spectacle, tour à tour conquérante et fragile, meurtrie et menaçante. Elle a la fougue de la jeunesse, la fraîcheur qui convient au rôle, avec ce qu’il faut de veulerie courtisane, une manière magnifique d’être là. Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Guillaume Compiano et Alex Fondja jouent quatre ou cinq rôles chacun. Véritables performers, il leur suffit d’un changement à vue, un vêtement, une écharpe, un pardessus pour se transformer.

Tous surgissent sans barguigner sur une sorte de ring social encadré par un public installé en quadri-frontal, ils se lancent sur la scène comme leurs personnages dans l’arène médiatique pour en découdre, emporter le morceau coûte que coûte. « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir, disait la Fontaine ». À l’opéra, dans les salles de rédaction, au restaurant, partout où il convient d’être, chacun est évalué à la richesse de ses réseaux et de sa fortune. On ne se parle pas d’être à être mais de fonction à fonction, à coups de fakes news.

À certains moments de mise en abîme, l’action est suspendue. Ainsi dans l’Ode à Paris, Coralie la comédienne amoureuse de Lucien offre sa chair à la ville monde aux entrailles fumantes, qui broie ses enfants. Bouleversante, telle une pythie aux accents prophétiques, Charlotte Van Bervesselès scande les vers hallucinés d’Emile Verhaeren. On assistera plus tard à son lynchage à coups d’œufs pourris et à sa mort.

C’est la ville tentaculaire,
Debout,
Au bout des plaines et des domaines…

Des clartés rouges
Qui bougent
Sur des poteaux et des grands mâts…

C’est la ville tentaculaire,
La pieuvre ardente et l’ossuaire
Et la carcasse solennelle.

Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini
Vers elle.

Autre moment intense, la danse sauvage à coups de pied sur le pavé de Paris, des journalistes consacrant le triomphe de Lucien et son adoubement dans le monde. Ils frappent et cognent, la rage au cœur, comme pour renverser le monde ancien. Le carré blanc du plateau crayeux se soulève d’une poussière d’asphalte.

Chaque génération perd ses illusions, quels rêves ont aujourd’hui les jeunes qui montent à la capitale ? Ils semblent pour beaucoup vivre dans l’instant. Comment se construire ? L’ambition, source de compromissions, est en même temps un fantastique moteur de création. Balzac lui-même était doué d’une ambition folle « rien, rien que l’amour et la gloire ne peut remplir la vaste place qu’offre mon cœur. » Il est mort à 51 ans, épuisé par l’écriture de la Comédie humaine. Le 8 octobre, à l’issue de la représentation, un temps d’échange avec Pauline Bayle sera animé par les membres de l’École de la cause freudienne, ces sujets devraient être abordés. Ne brûlons pas Balzac, dialoguiste de génie, « Illusions perdues, dit la dramaturge, nous tend le miroir de chacune de nos existences, entre espérance et résignation, ambition et humilité, rêve de puissance et rappel cruel de la réalité », bravo et merci à la troupe de Pauline Bayle de porter ce théâtre littéraire à une telle incandescence. Spectateurs, ne passez pas votre chemin, courrez y.

Sylvie Boursier

© photo Simon Gosselin

Illusions perdues, mise en scène de Pauline Bayle au théâtre Bastille du 20 septembre au 16 octobre à 21h, tournée 2021- 2022 en Île de France puis à Antibes, Angoulême, Gradignan, saint Valéry en Cau, la Rochelle, Angers, Vendôme, Aurillac, Ales.

Les villes tentaculaires, recueil poétique d’Emile Verhaeren, éditions Gallimard.

Illusions perdues, film de Xavier Gianolli en compétition à Venise, sortie le 20 octobre 2021.